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Moyen-Orient - Crise environnementale

Derrière la colère des manifestants d’Ispahan, une histoire d’eau

Les habitants de la troisième ville du pays ont manifesté durant plusieurs semaines pour protester contre la pénurie d’eau et dénoncer la mauvaise gestion du pouvoir, avant d’être violemment réprimés.

Derrière la colère des manifestants d’Ispahan, une histoire d’eau

Cette capture d’image extraite d’une vidéo mise à disposition sur la plateforme ESN le 27 novembre 2021 montre des affrontements un jour plus tôt entre des manifestants et les forces de sécurité iraniennes lors d’une manifestation dans le lit de la rivière Zayandeh Rod qui traverse la ville d’Ispahan, dans le centre du pays. Photo AFP/HO

À Ispahan, ancienne capitale iranienne située à 340 kilomètres au sud de Téhéran, le Zayandeh Roud, ou « fleuve fertile », offre depuis plusieurs années un spectacle de désolation. La somptuosité de ses ponts tranche avec l’assèchement de cette rivière emblématique où l’eau a laissé place à une terre gercée. De temps à autre, l’or bleu prend par surprise les habitants et les abreuve – quelques semaines par an – de ses bienfaits. Un événement rare qui suscite le ravissement de la population, même si l’exaltation est de courte durée. Quand les flots s’évaporent, le sol se dénude et la réalité s’impose, crue. Les crevasses illustrent l’immensité des défis environnementaux et socio-économiques que traverse la République islamique, particulièrement vulnérable au réchauffement climatique. Qui plus est, les craquelures du lit assoiffé aspirent une partie de l’identité de la ville, construite autour du Zayandeh Roud qu’enjambent le soir les arcades éclairées du Si-o-se-pol – le pont aux 33 arches – ou encore du Khaju. Des lieux de vie où l’on se retrouve en couple, en famille ou entre amis pour un pique-nique, une promenade ou un concert.

« La rivière Zayandeh Roud est d’une grande importance historique pour les Iraniens. Elle est associée à l’identité culturelle, notamment pour les Ispahanais », insiste Shirin Hakim, chercheuse doctorante à l’Imperial College London’s Centre for Environmental Policy. « C’est pour cela que l’assèchement de la rivière est particulièrement douloureux et suscite le mécontentement de la population, pas seulement des agriculteurs. »

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Depuis le 8 novembre, la cité surnommée « moitié du monde » – en référence à ce XVIIe siècle glorieux au cours duquel elle fut à son apogée – bouillonne en effet de colère et de rage. Des milliers d’habitants prennent part de manière discontinue à des rassemblements sur le fleuve désertique pour dénoncer la pénurie en eau. Dans un premier temps, le régime a joué la carte du laisser-faire, voire de la compréhension, en partageant via les médias d’État des interviews avec des agriculteurs affectés par la crise écologique. Mais, très vite, les vieilles habitudes ont repris le dessus, à mesure que la perspective d’une contagion à d’autres villes s’est rapprochée. Et le pouvoir a eu recours à l’arme qu’il manie le mieux, celle de la répression. Jeudi dernier, au petit matin, les forces de sécurité ont, selon plusieurs vidéos partagées par des résidents et des activistes, mis le feu à des tentes dressées par des contestataires. Des accusations que les autorités ont toutefois balayées d’un revers de main, rejetant la responsabilité sur des fauteurs de troubles « indésirables ».

Pour le moment, aucun bilan clair n’a été établi mais la brigade antiémeute aurait arrêté 67 personnes samedi, selon les dires du chef de la police Hassan Karami, celui-ci évoquant la présence d’environ 2 000 à 3 000 « émeutiers » parmi les manifestants.

« Des photos, des vidéos et des rapports sur la violence d’État qui s’est déployée lors des manifestations d’Ispahan apparaissent progressivement, mais la documentation ne devrait pas incomber aux militants et aux ONG. L’État viole ses obligations en vertu du droit international, non seulement pour avoir utilisé une force disproportionnée contre les manifestants, mais aussi pour son manque d’enquête transparente sur ces répressions et le manque de redevabilité des auteurs présumés », affirme Gissou Nia, directrice du Strategic Litigation Project à l’Atlantic Council. Pour la spécialiste, ces vagues de révolte doivent être comprises dans un contexte plus large, celui des mobilisations qui éclatent périodiquement dans l’ensemble du pays depuis 2016/2017. Petit à petit, elles sont allées jusqu’à prendre à partie le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, véritable détenteur du pouvoir décisionnaire. À Ispahan, au cours de la semaine passée, des manifestants ont scandé des slogans sans équivoque, tels que « mort au dictateur ».

« Bon nombre de ces manifestations ont commencé en réponse à la mauvaise gestion des ressources par le gouvernement, mais se sont rapidement transformées en contestation antigouvernementale avec des slogans correspondants », évoque Gissou Nia, rappelant que les autorités ont à chaque fois choisi la brutalité et le musellement, à travers « des tirs à balles réelles sur des foules et des coupures d’internet », pour réprimer à l’abri des regards du monde. Ainsi, le flou plane toujours au-dessus du soulèvement populaire de novembre 2019, au cours duquel au moins 324 personnes – hommes, femmes, enfants – ont été tuées selon l’organisation Amnesty International. Ces chiffres pourraient en effet s’avérer beaucoup plus élevés.

L’offre et la demande

Les racines de la crise de l’eau conjuguent mauvaise gestion, réchauffement climatique et, dans une moindre mesure, sanctions américaines. Avec pour conséquence des déplacements forcés des zones rurales vers des villes déjà surpeuplées, et une pression sur des infrastructures et biens naturels insuffisants.

Si Ispahan cristallise aujourd’hui l’attention, l’épuisement des réserves en eau est un véritable fléau à l’échelle nationale. Près de 90 % des ressources renouvelables sont consommées, soit plus du double de la moyenne mondiale. Selon l’Organisation météorologique iranienne, 97 % du pays sont en outre plus ou moins touchés par la sécheresse.

L’été dernier, c’était la région du Khouzistan qui faisait parler d’elle. Dans cette province marginalisée de l’Ouest qui concentre la minorité ahwazi – et qui longtemps a été le miroir grossissant de la crise de l’eau dans le pays –, la population protestait alors contre les transferts de ses ressources au profit des zones centrales, où, ironiquement, Ispahan se trouve. Aujourd’hui, les Ispahanais dénoncent à leur tour le détournement des ressources destinées aux terres agricoles pour des complexes industriels dans la province de Yazd ou pour alimenter en eau potable la ville sainte de Qom. Comme un signe du potentiel contagieux de cette colère, des rassemblements ont eu lieu quelques jours après dans la province voisine de Chahar-Mahal et Bakhtiari pour protester aussi contre le transfert de l’eau vers la région d’Ispahan.

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« Le problème en matière de gestion de l’eau est une question d’offre et de demande. Il y a une plus grande demande pour les ressources en eau et pas assez d’approvisionnement », explique Shirin Hakim. « Les responsables gouvernementaux se sont depuis longtemps tournés vers des solutions telles que le transfert d’eau pour augmenter l’offre afin de répondre à l’augmentation de la demande locale, alors qu’ils devraient travailler sur des méthodes permettant de réduire la demande », ajoute-t-elle avant de préciser que les gouvernements se sont limités à « une approche non durable et inutile ».

Certes, le régime reconnaît l’ampleur du défi, affiche un certain volontarisme, mais il pointe d’abord du doigt l’impact nocif des sanctions américaines depuis que Washington s’est retiré en 2018 de l’accord de Vienne sur le nucléaire. « Comment l’Iran peut-il matérialiser ses engagements sous l’accord de Paris (sur le climat) s’il ne peut recevoir d’aide technique et financière de la communauté internationale ? » feignait d’interroger Ali Salajegheh, chef de l’Agence de protection de l’environnement iranien, au cours de la conférence des Nations unies sur le changement climatique tenue à Glasgow, en Écosse, le mois dernier.

Autosuffisance

Si une partie des facteurs derrière l’amenuisement des ressources remonte à la deuxième moitié du vingtième siècle et à l’adoption – sous l’influence de Londres et de Washington – de nouvelles cultures non adaptées au terrain iranien, la révolution de 1979 a marqué un tournant en inscrivant dans la Constitution la nécessité d’atteindre l’autosuffisance agricole. « Cela était considéré comme un moyen d’assurer la sécurité alimentaire car les sanctions croissantes contre l’Iran depuis la révolution ont constitué une menace constante pour le libre-échange », souligne Shirin Hakim. La guerre de huit ans que se sont livrée Téhéran et Bagdad entre 1980 et 1988 a également joué un rôle, en alimentant davantage encore ce besoin d’indépendance pour soutenir les populations rurales d’une part et contourner les pressions extérieures d’autre part. Résultat : le recours à une agriculture intensive et gaspilleuse. Selon la chercheuse, l’un des problèmes réside de plus dans le fait que le secteur agricole consomme près de 92 % de l’eau du pays alors qu’il ne contribue qu’à 10 % de l’économie.

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« Ces problèmes existent depuis longtemps mais ont été exacerbés par les effets du changement climatique et d’une grave sécheresse. Les principaux écologistes qui cherchent à attirer l’attention sur ces défis-clés sont confrontés au risque de représailles du gouvernement pour leurs activités pacifiques. Des experts de l’eau et d’autres possédant une expertise précieuse pour résoudre ces questions ont été expulsés du gouvernement, et même emprisonnés ou tués », rappelle Gissou Nia. « Ainsi, la mobilisation publique plus large derrière ces questions dans des domaines où l’on atteint un point de rupture – avec des gens ordinaires de tous horizons dont beaucoup ont été l’épine dorsale de la révolution de 1979 – est essentielle ».

À Ispahan, ancienne capitale iranienne située à 340 kilomètres au sud de Téhéran, le Zayandeh Roud, ou « fleuve fertile », offre depuis plusieurs années un spectacle de désolation. La somptuosité de ses ponts tranche avec l’assèchement de cette rivière emblématique où l’eau a laissé place à une terre gercée. De temps à autre, l’or bleu prend par surprise les...

commentaires (2)

Ils ont voulu construire barrage apres barrage, Karun 1, Karun 2, Karun 3, Karun 4, BAkhtiari, voici le resultat. J ai en ma possession le “ environmental impact study” de Karun 4, pas plus de 30 pages!!!

Zampano

08 h 45, le 01 décembre 2021

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Commentaires (2)

  • Ils ont voulu construire barrage apres barrage, Karun 1, Karun 2, Karun 3, Karun 4, BAkhtiari, voici le resultat. J ai en ma possession le “ environmental impact study” de Karun 4, pas plus de 30 pages!!!

    Zampano

    08 h 45, le 01 décembre 2021

  • L'explosion démographique des quarante dernières années n'aurait joué aucun rôle ?

    TF

    00 h 34, le 01 décembre 2021

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