Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Beyrouth, cet amour toxique

Beyrouth, cet amour toxique

Photo Hussam Shbaro.

En voyant le mot « Beyrouth » tatoué le long de mes côtes, un ami se retourne vers ma meilleure amie parisienne et lui lance en ricanant : « C’est quand que tu te tatoues Rue Bosquet ? » Cette réflexion des plus anodines m’a longtemps travaillé l’esprit. Pourquoi est-ce qu’il serait ridicule de se tatouer « Rue Bosquet » ou même « Paris » sur le corps, alors que le mot « Beyrouth » semble être plus compréhensible ?

La réponse est très simple. Beyrouth n’est plus, alors que Paris scintille encore de mille feux. Beyrouth, telle qu’on la connaissait, belle et rebelle, n’est plus. Beyrouth n’est plus qu’un lointain souvenir que certains tentent, en vain, de raviver. Beyrouth dans sa joie et sa grandeur est tombée, et comme dans tout processus de deuil, chacun immortalise ce qu’il a perdu comme il le peut.

Beyrouth, c’est sur ma peau que je t’ai immortalisée, mais aujourd’hui, je te quitte. Aujourd’hui, dans le processus de mon deuil, je commence à passer à l’acceptation. Alors, Beyrouth, avec le cœur lourd, je te quitte. Cela fait bien six ans que j’ai quitté ton sol mais tu n’as depuis jamais quitté mes pensées. Aujourd’hui, Beyrouth, avec énormément de peine et de douleur, je te relègue au passé et aux souvenirs.

Depuis le 17 octobre 2019, je chavire entre les émotions de jour en jour avec toi. Je ne suis pas avec toi, mais tu ne me quittes pas une seconde. Les hauts et les bas, je les vivais instantanément et intensément, pourtant si loin de toi. Mon âme était tellement éprise de toi que le 25 octobre 2019 je prenais l’avion pour venir chanter dans tes rues. Dans mes rêves, je chantais « Thawra, thawra, thawra », et dans mes yeux se lisaient des étoiles d’espoir et d’amour pour toi. J’y croyais du fond du cœur, je croyais en toi. Je savais que le chemin était des plus sinueux, mais je te savais forte et féroce, capable de relever tout défi. Depuis Paris, en face de la tour Eiffel, nous avons hissé le cèdre et nous avons chanté avec toi semaine après semaine sans jamais nous en lasser.

En février 2020, je te rendais visite. Le dollar avait atteint trois mille livres libanaises, mais tout semblait encore être dans l’ordre. Un ordre en désordre, bien sûr, mais ce désordre que l’on connaît tous si bien. La veille de mon départ, je passais par une pharmacie et en sortais avec un petit sac payé soixante-huit mille livres libanaises. J’avais le cœur lourd en te quittant, je voyais désormais la foudre qui allait s’abattre sur toi se rapprocher. Je te quittais, mais les vols internationaux ne se lassaient pas de ton tarmac. Ils arrivaient les uns après les autres, leurs valises pleines d’un début de pandémie qui t’épousa si bien.

Le tunnel apparaissait de plus en plus sombre, la petite lueur que l’on pensait apercevoir en octobre 2019 avait maintenant disparu. Confinée à Chypre en famille, j’entendais ma maman idolâtrer les plages de l’île, la beauté de sa nature préservée, l’ordre non désordonné qui y règne et l’air frais que l’on y respire. Ma maman qui pourtant ne jurait que par toi, Beyrouth, et cela même en juillet 2006 lorsqu’elle avait refusé de te quitter pour des vacances en Corse. C’est ainsi que ma maman, quelques mois plus tard, décorait un nouvel appartement loin de toi. Aujourd’hui, loin de toi, mon petit frère apprend le grec plutôt que l’arabe sur une petite île qui, au moins, lui épargne la corvée de faire ses devoirs à la lueur de la chandelle.

Ensuite, le 4 août 2020. Boum ! Depuis Chypre, je t’ai entendue crier. La douleur d’être loin de toi était insoutenable. La culpabilité de ne pas avoir été propulsée parmi tes vitres brisées était ravageuse. Loin de toi, je n’en souffrais pas moins. Je voulais être avec toi, dans tes bras, et cela même en sang. La rage et l’impuissance me rongeaient. Des cauchemars me hantaient toutes les nuits et chaque notification de L’Orient-Le Jour sur mon téléphone me glaçait le sang. J’étais prise en otage par mon amour pour toi, Beyrouth.

Les mois passaient, et depuis Londres, je ne pouvais t’oublier. Alors, pendant des semaines, je ne pensais qu’à toi. Cela nécessitait toutes mes forces. Alors, je ne sortais presque plus de mon lit, et plongée sur Instagram, je vivais virtuellement avec toi. Ces semaines, particulièrement intenses, étaient suivies d’autres semaines où je ne voulais pas entendre parler de toi. J’avais besoin de respirer, de récupérer mes forces. Cependant, au fond de moi, je savais très bien qu’un déclic n’était pas bien loin. Le déclic qui me replongerait dans des semaines interminables où tu monopoliseras à nouveau ma personne. Pendant des mois, je vivais dans l’instabilité de ces cycles, ne sachant pas comment m’en sortir.

Enfin, le moment tant attendu arriva. En juin 2021, j’atterrissais sur le tarmac de l’aéroport après plus d’un an d’absence. L’appréhension était présente mais tu m’avais tant manqué que cela n’avait aucune importance. Je voulais te prendre dans mes bras et te dire que tout allait bien se passer. C’est avec ta chaleur d’été, sans air conditionné et dans les files devant les stations d’essence, que tu m’as accueillie. Ceux qui t’aiment te maudissaient à longueur de journée et cherchaient désespérément la première sortie de secours. Malgré tout cela, tu étais encore belle à mes yeux. Tu étais encore Beyrouth que j’aimais tant. Et c’est encore une fois le cœur lourd que je t’ai quittée quelques semaines plus tard. Je t’ai quittée les larmes aux yeux, si triste de toujours devoir quitter ma maison, mon chez-moi.

En novembre 2021, j’avais décidé de te rendre visite, Beyrouth, alors que mes parents étaient à Chypre. J’avais choisi de venir te voir plutôt que d’aller les serrer dans mes bras. Cette fois, Beyrouth, tu m’as laissée sans voix. Tes rues étaient plus sombres que jamais, tes voitures d’habitude si bruyantes avaient laissé la place au silence, et il ne restait plus dans tes bars que ces quelques personnes que tu tiens en otage. Tous ceux qui l’ont pu étaient déjà partis. Cette fois, Beyrouth, je défilais dans tes rues comme parmi mes souvenirs. Au volant de ma voiture, rue après rue, je me revoyais il y a deux, trois, quatre, cinq, dix ans rire aux éclats, manger tes bons plats et danser jusqu’au lever du jour. Dans mon appartement inhabité, autrefois tel un brouhaha incessant, je contemplais un calendrier au thème de la « Thawra », arrêté au mois de mars 2020. Tous les objets dans l’appartement dans lequel j’ai grandi ne m’évoquaient plus que des souvenirs. Je revoyais mon salon plein à craquer la veille de Noël ou encore ces matins où je buvais mon café, assise sur la terrasse ; je sentais l’odeur des plats de ma maman qui d’habitude embaumait toutes les pièces et je m’attardais devant tous ces objets insignifiants que l’on accumule au fil des années. Je revoyais tout cela en sachant que cette année, nous célébrerons Noël à Rome, et qui sait où nous le fêterons dans un, deux ou dix ans… Cette nostalgie était si lourde à porter parce qu’elle ne laissait entrevoir aucun futur, aucun espoir. C’est donc dans tes rues, Beyrouth, que j’ai compris que tu n’étais plus. Beyrouth, celle que j’aime tant, gravée sur ma peau comme le prénom d’Alexandra est tagué sur tes murs : en hommage, en souvenir à ce qui a un jour été mais qui n’est plus. Beyrouth, tu as tué Alexandra et tu as fait fuir ceux que tu n’as pas pu assassiner. C’est pour cela qu’en te quittant cette fois-ci, Beyrouth, sur le tarmac, je ne redoutais pas cet avion. Je ne redoutais plus cet avion qui me ramenait chez moi, loin de toi.

Alors, maintenant, laisse-moi tranquille, Beyrouth. Je refuse d’errer comme cela à vie, sans un chez-moi stable, dans l’espoir que tu reviennes un jour. Je ne veux pas porter les armes, je ne veux pas verser mon sang, je ne veux pas perdre un œil, je ne veux pas construire le matin pour que d’autres viennent détruire le soir. Je veux vivre heureuse, et cela à tout prix. Je veux vivre heureuse, même si cela implique de te laisser partir. Tu es cet amour toxique que l’on s’efforce de ne jamais quitter mais qui nous ronge jour après jour. Puis, un matin, on se réveille avec une illumination, une révélation : il faut penser à soi et laisser derrière soi ceux qui n’arrivent pas réciproquer l’amour qu’on leur donne. Tu ne feras pas exception à la règle, Beyrouth. Tu as suffisamment brisé les cœurs, éloigné ceux qui s’aiment, affamé ceux qui t’aiment, mais idolâtré ceux qui t’ont assassinée à petit feu. Alors, je te quitte. Je te laisse à ceux qui t’ont pillée, dévorée, meurtrie et asservie. Ils ont gagné. Ils ont gagné une guerre dans laquelle je ne suis pas prête à combattre. J’aime beaucoup trop la vie pour qu’elle en vaille si peu. S’il faut te donner mes entrailles pour que tu renaisses, alors je te conseille d’aller voir ailleurs. Tu n’as jamais su apprécier mon amour, alors tu m’as perdue. Je te laisse à tes rues vides et sombres, à ton jaune, ton orange, ton vert et ton bleu, et à cette cause perdue qu’est ta livre libanaise. Tu me verras briller un jour depuis Londres ou Paris, et tu comprendras peut-être ce que tu as perdu. Tu me verras briller un jour depuis Londres ou Paris, entourée d’autres étoiles que tu as aussi un jour abandonnées. Le monde brillera de tes étoiles, tandis que toi, Beyrouth, tu nettoieras le sang dans tes rues à la lueur de la chandelle.

Beyrouth, quel dommage.

Beyrouth, quelle perte.

Beyrouth, ces armes ne te vont pas aussi bien que t’allaient les chants, les danses et les rires.

Beyrouth, « I love you, but I am letting you go ».

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

En voyant le mot « Beyrouth » tatoué le long de mes côtes, un ami se retourne vers ma meilleure amie parisienne et lui lance en ricanant : « C’est quand que tu te tatoues Rue Bosquet ? » Cette réflexion des plus anodines m’a longtemps travaillé l’esprit. Pourquoi est-ce qu’il serait ridicule de se tatouer « Rue Bosquet » ou même...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut