C’est une toute petite caisse aux bords tordus et cabossés. Sur le carton qui s’effrite, des mots fugaces, gribouillés à la hâte au marqueur noir : « Photos diverses. Photos enfants. Avant 1975. Beyrouth. » Le ruban adhésif se décolle et laisse échapper un parfum de poussière sucrée, l’haleine du passé. L’objet ne pèse pas grand-chose, mais je sais qu’il vaut beaucoup pour quelqu’un. Madame K. n’a rien demandé d’autre de Beyrouth, pas un sachet de zaatar, une cartouche de Gauloises, une bouteille de sirop de fleurs d’oranger ou des olives vertes du Koura comme les émigrés ont l’habitude de se faire envoyer du Liban. Juste cette pile de vieilles photos désordonnées, dans cette petite caisse en carton que je lui ai remise dans son appartement de Paris. « Je t’ai encombré avec ça. Merci… Dans ces moments où l’on regarde en avant et on ne sait pas où l’on va, il n’y a plus que les souvenirs auxquels s’accrocher. Il n’y a plus que ça qui compte », m’a-t-elle dit en déballant la caisse comme on retire un bandage pour vérifier si une plaie a cicatrisé.
Devant moi, Madame K. a feuilleté le tas photo par photo. Elle en a examiné chacune de coin en coin, à l’affût du moindre détail qui aurait pu lui échapper, comme pour s’assurer que cette époque avait bien eu lieu, que tous ces souvenirs n’étaient pas le produit de son imagination. « On a vécu tellement de choses douloureuses dans ce pays qu’on a l’impression que tout ça, c’était dans une vie antérieure. Que ça n’a jamais existé. Que c’était un autre pays. »
Chez Pépé
À peine une photo sortait de ce petit tombeau de souvenirs que les lèvres de Madame K. murmuraient un « Akh ». Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Cela n’avait rien à voir avec une nostalgie funeste. Madame K. ne regrettait pas le passé, mais sa fragilité, le fait que toute cette vie étalée sous nos yeux lui ait filé d’entre les doigts si vite, si subitement, et qu’il n’en restait plus désormais que des reliques en papier glacé. Je m’attendais naturellement à ce qu’elle me parle de cet âge d’or dont tous les rescapés, nos parents, nos grands-parents, ne semblent s’en être toujours pas remis. Je m’attendais qu’elle me raconte ses soirées folles aux Caves du Roy, au Flying Cocotte, la poudre chaude de la plage du Saint-Simon, les robes longues et les nœuds pap’ des bals au Casino du Liban, le bruit des rires et des glaçons le long des cafés de Hamra, les tablées inouïes au Quo Vadis, le goût du Jamaica autour de la piscine totalement dingue du Phoenicia, les pattes d’eph des garçons et les sabots de bois des filles de son époque. Toutes ces choses dont je me demande parfois si je ne les ai pas connues à force d’en avoir entendu les histoires. Mais rien de cela. Issue de la classe moyenne, Madame K. n’a jamais connu le faste des années 70. Elle n’a pas goûté à l’or de l’âge d’or. Ses photos étaient là pour le confirmer. Elle m’en a montré une, où on la voit installée chez Pépé Abed à Byblos avec son mari, autour d’une table parsemée de petites assiettes en terre cuite. Octobre 1974. « C’était un restaurant en vogue à l’époque. Des lieux comme ça, on n’y allait qu’aux occasions. Mon mari m’avait emmenée déjeuner là-bas pour célébrer nos dix ans de mariage. » Je me suis arrêté sur le sourire de Madame K. qui résumait à lui seul la légèreté, la douceur de cette époque. « Ce n’était pas l’âge d’or, c’était l’âge doux… » m’a-t-elle dit. Son sourire d’aujourd’hui s’était alourdi, c’était un sourire triste. Je suis parti de chez elle en me rejouant cette formule mille fois : l’âge doux. Il est vrai que Madame K. ne se faisait aucune illusion, c’est une femme qui se saignait aux quatre veines, qui passait sa journée hissée sur des talons à vendre des robes de soirée pour pouvoir élever ses trois enfants et s’offrir un « restaurant en vogue » aux occasions. Mais cette poignée de moments, un déjeuner au bord de la mer de novembre qui brille comme une médaille, suffisait à la combler.
Un pays à réparer
L’autre soir, Z. m’a demandé ce qui me manquait le plus du Liban d’avant, d’avant les crises, d’avant la double explosion, d’avant l’effondrement. Instinctivement et sans réfléchir, un peu comme Madame K., je lui ai dit : « La douceur. » De génération en génération, nous perpétuons tous le fantasme de la douceur du Liban. Nous en sommes tous prisonniers. Quand je revois la photo que Madame K. m’a montrée, semblable à celles du supposé âge d’or qu’on exhume avec mélancolie sur les réseaux sociaux, quand je revois l’insouciance de son sourire, je me demande comment tous ces gens n’avaient pas vu la guerre venir. Je me demande comment ils ne voyaient pas le Sud qui crevait de faim et de froid. Comment ils ne voyaient pas cette poignée d’hommes machistes venus de familles issues d’une pseudo-élite et qui détenaient toutes les clés du pouvoir politique ; la corruption qui déjà plantait sa mauvaise graine dans chacune des institutions ; l’éducation publique éternellement reléguée au second plan ; le système de santé malade et les femmes toujours mises de côté, rendues invisibles, à part dans ces photos où elles servaient de jolie vitrine au pays de l’or et de la douceur. Et j’en passe. Oui, il est difficile de percevoir les failles d’un pays quand la douceur recouvre tout. Mais sous le vernis de cette douceur, il y a toujours eu un pays à réparer. Un pays à faire. Et aujourd’hui plus que jamais auparavant, si l’on met cette douceur de côté, juste un instant, si on oubliait ces miraculeux déjeuners de novembre en bord de mer et que l’on dresse un portrait sans fard de l’état de notre pays, il y aurait une vraie révolution. Le Liban ne mérite pas moins que cela. Espérons que c’est ce qui se produira au printemps prochain, au moment où l’on ira voter. Il ne reste plus que cinq jours pour s’inscrire. Cinq jours contre des générations à qui il ne restera plus que le souvenir de la douceur.
Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
commentaires (2)
Article poignant sur la douceur de vivre au Liban avant , mais je crois que la photo est celle de Madame Dany Abed, la femme de Pépé Abed , une bretonne connue pour sa grande beauté . Voilà je voulais corriger ce qui me semble une erreur d'autant plus que cette dame vit encore au Liban et en tant qu'ancienne journaliste elle lit régulièrement la presse .
Atallah Christine
12 h 56, le 15 novembre 2021