Ce qui la définit avant tout, c’est l’émotion. Débordante de sincérité et de générosité, Wadad Yazbeck, dans son exposition « Shaping Faces-Facing Shapes » à la crypte Saint-Joseph, rue Monnot, défie les contraintes de la vie dans un premier temps, et l’honore dans un second. Elle tente de faire parvenir un message essentiel : qu’on l’oublie quand on regarde ses sculptures afin de s’approprier son travail, et ainsi appréhender l’existence autrement. La série « Shaping Faces », où les mille visages sans corps émergent et vous interpellent, sont des œuvres en céramique certes, mais si l’on s’approche de plus près et que l’on tend l’oreille, on pourrait presque entendre leurs cœurs battre à l’unisson. Quant à « Facing Shapes », elle est la résultante d’un confinement imposé où l’artiste défie l’enfermement pour s’évader dans sa tête et par le seul pouvoir de sa créativité illimitée. « Personne, dit-elle, ne réussira à séquestrer mes idées, mon corps est confiné mais mon esprit s’évade, et c’est par le travail que je retrouve ma liberté confisquée. »
Interne, externe
C’est en Afrique, en Sierra Leone, que Wadad Yazbeck voit le jour. De sa mère, elle gardera enfant le souvenir d’une fleur dans les cheveux, de perles blanches autour du cou et de nappes colorées : « Elle a naturellement vécu dans le beau, dit-elle, et m’en a transmis la nécessité. » À l’âge de 6 ans, elle est envoyée en internat, d’abord à Beyrouth, puis en Suisse (de 1975 à 1978). « Une période dont je conserve un très beau souvenir. Nous étions plus de 40 nationalités sur 400 élèves et les cinq continents s’invitaient à nos repas du midi, et moi, fille d’immigrés, cela m’enchantait. Au cours des vacances scolaires, mes parents m’emmenaient visiter le monde, comme pour faire amende honorable. De l’Inde à l’Union soviétique, de la Chine à la Norvège, j’emmagasinais au fond de mes rétines les formes, les images et les couleurs. » De retour à Beyrouth, Wadad Yazbeck suit une formation d’assistante sociale. « Lorsque la souffrance humaine que je côtoyais au quotidien me devenait insoutenable, je me ruais dans la première galerie d’art pour me ressourcer et retrouver le “beau” de ma mère. » Après une seconde licence en sociologie, suivie d’un master et d’un DEA, elle se lance dans l’enseignement à l’Université Saint-Joseph et au ministère du Tourisme. Le père Grégoire Haddad lui propose un projet sur l’artisanat libanais, elle n’a que 26 ans et l’audace qui va avec : « Mes parents étant toujours absents du pays, j’ai signé le contrat et je les ai mis devant le fait accompli. » Elle sillonne alors le pays de Sarafand à Baalbeck, de Kaouchra à al-Aïn, de Amchit à Tripoli pour raconter la vie des artisans et leurs techniques. La guerre faisait rage, mais munie d’un laissez-passer et de sa soif de connaissances, rien ne l’arrête. « Voilà comment j’ai poussé la porte du monde de l’art, en ignorant combien il m’était nécessaire. » Mariée, elle donne naissance à deux enfants, fera voler quelques cerfs-volants, s’essaiera aux fourneaux, en bref se pliera au rôle de mère au foyer pour entrer dans le carcan social. « Pourtant, dit-elle, quelque chose manquait à mon existence. » Après des cours d’art et de peinture au BTJ (Bureau du tourisme des jeunes), des formations à la technique des mixed media au Musée d’art moderne de Boston, des cours de collage chez Sylvia Netcheva et Jean Varet en France, un passage à l’école de Zoha Nassif à Beyrouth, elle découvre enfin la céramique, et sa voie.
Une sculpture n’est pas un objet
C’est sa sculpture Embracing Emptiness qui fut le point de départ du projet « Shaping Faces ». Une de ses amies, atteinte d’une maladie incurable, lui confie en voyant cette œuvre : « Tu perds ton temps à m’offrir des cadeaux, voilà ce que je veux ! » La phrase résonne comme une révélation. Au lendemain du décès de son amie, « elle était ma sœur, ma mère, mon amie », dit-elle, la céramiste se met au travail avec acharnement sur une œuvre dédiée à sa mémoire, pour honorer une belle âme et une magnifique histoire d’amitié. Une mémoire comme un livre dont il subsiste des enregistrements épars, des images visuelles, de sensations corporelles, des moments de grand bonheur, mais des souffrances aussi, des espoirs, des doutes, des colères et toutes les batailles de la vie qu’elles ont partagées, sans concession. L’artiste revit tous ces moments encore et encore, à mesure que des souvenirs inconscients refont surface, déclenchés par des odeurs, des images ou des sons, pour exprimer l’inénarrable et aller dans l’insondable de ses ressentis les plus marquants, dans les interrogations existentielles et bien au-delà encore.
Pour Wadad Yazbeck, la matière est le prétexte, l’amour le moteur et ses sculptures l’aboutissement. Son œuvre est ainsi le support qui véhicule l’histoire. « Je sculptais son histoire et l’histoire de toutes les femmes qui souffrent », confie-t-elle. « Shaping Faces » est un itinéraire qu’il faut suivre, fait de larmes retenues, de paroles enfouies, d’histoires de protection, d’amitié, de compassion, d’injustice et de révolte, de solitude et d’abnégation. Sur des socles à forme géométrique, les visages à l’argile sculptés à la main de Wadad Yazbeck avec la technique du modelage, du colombin et de la construction en plâtre (pour les corps), peints et émaillés dans des camaïeux de blanc et de rose, surgissent, se dévoilent, interrogent, s’affranchissent de la matière qui les compose, pour imposer une présence. Sans doute est-ce en maîtrisant l’essence de la matière que l’artiste est la plus à même de révéler la nôtre. Ses sculptures résonnent profondément en nous et interrogent les âmes. Celle de l’artiste, de celui ou celle qui les regarde et de la matière qui la compose, mais aussi celle du lieu qui l’accueille.
Confiné, déconfiné
Amoureuse de l’Afrique qui l’a vue naître, de ses rues ensablées et de ses ocres magiques, le continent va laisser ses traces sur l’œuvre de Wadad Yazbeck. Une grande partie de sa production conservera ses couleurs. Contrainte à un confinement imposé, elle se tourne vers les objets en verre qui ornent son intérieur et décide de les décliner en de nouvelles formes. Ce sera la dynamique du projet « Facing Shapes ». C’est ainsi que les bouteilles se verront affublées du profil moustachu de son père ou de l’élégance de sa mère, les assiettes creuses serviront d’espace pour se figurer les étapes de sa vie et les plats se transformeront en des étendues aquatiques qui dissimulent toujours un requin, sans oublier ce qui a paralysé la vie de la planète entière, le Covid-19. La pièce représentant le 4 août 2020 avec ses victimes parsemées demeure la sculpture la plus troublante.
Ses serpents, ses failles et ses blessures, ses amours et ses nuages, sa nature et son Afrique, Wadad Yazbeck les a rassemblés pour ne jamais oublier que l’espoir réside dans l’art. « Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une quête, une réponse », disait Alberto Giacometti. L’œuvre de Wadad Yazbeck ne le contredira pas et le spectateur attestera.
Wadad Yazbeck, « Shaping Faces-Facing Shapes », crypte Saint-Joseph jusqu’au 6 novembre de 12h à 18h.