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Moyen-Orient - Récit

Mouammar Kadhafi : les quatre décennies qui ont façonné la Libye

Dix ans après sa mort, l’héritage politique, mais aussi social et économique du « guide » continue de peser en silence.

Mouammar Kadhafi : les quatre décennies qui ont façonné la Libye

Mouammar Kadhafi représenté en train de fuir son pays, sur la place de la Révolution, à Benghazi, le 15 mai 2011. Saeed Khan/Archives AFP

Zahra Langhi n’aime pas que l’on compare son pays à d’autres. À l’Irak de Saddam Hussein, ou la Syrie de Bachar el-Assad. Non, quarante-deux ans de règne sous Kadhafi ont fait de la Libye un cas à part. « Unique en son genre », dit-elle. Pour cette militante et fille d’opposant politique aujourd’hui en exil au Caire, c’est avant tout le culte de l’anarchie que les Libyens recevaient en héritage à la naissance. Elle se souvient par exemple des commémorations de la révolution, chaque 7 avril. Les élèves de son école libyenne à Londres, où elle était réfugiée avec sa famille, étaient alors encouragés à saccager les bureaux de l’administration, en signe de protestation contre l’ordre établi et conformément à l’anti-étatisme de celui qui se présentait comme le « guide » d’une révolution « perpétuelle ». Le même jour en Libye, et jusqu’à la fin des années 80, des « comités révolutionnaires » disséminés à travers les campus procédaient à des exécutions publiques afin de faire taire toute opposition. L’idéologie au service de la terreur, la recette a fait ses preuves ailleurs. Mais en Libye, la spécificité de la méthode Kadhafi est qu’elle a cherché à défaire les institutions – politiques et sociales – afin de neutraliser les intermédiaires et d’asseoir son pouvoir. « C’est cet héritage-là que nous devons aujourd’hui affronter : nous sommes incapables de construire des institutions », martèle Zahra Langhi.

Aujourd’hui, 10 ans après sa mort, le souvenir de l’ancien Bédouin devenu colonel puis « roi des rois d’Afrique » paraît lointain, presque folklorique. L’émotion de la révolution amorcée à Benghazi en février 2011 est retombée. Les images de la destitution du guide, de sa fuite à travers le pays, puis de sa mort théâtrale, le 20 octobre 2011, face aux caméras du monde, semblent appartenir à une autre époque. Depuis, on ne parle plus de soulèvement populaire mais de conflit armé par puissances interposées. La ligne de fracture historique entre les deux régions rivales, la Tripolitaine à l’ouest et la Cyrénaïque à l’est, n’a jamais été aussi menaçante pour l’unité du pays, divisé depuis 2014 entre le gouvernement de Tripoli, reconnu par la communauté internationale, et le Parlement élu, délocalisé à Tobrouk.

Les Libyens, eux, ont été relégués au rang de figurants au sein d’une mise en scène qui leur échappe. L’opposition s’est révélée morcelée et déconnectée du terrain. Un gouvernement d’unité nationale a bien été formé en mars dernier sous l’égide des Nations unies, mais il n’est jamais parvenu à imposer son autorité sur l’ensemble du territoire et le Parlement de l’Est lui a retiré sa confiance en septembre. Surtout, ce sont les mêmes qui sont aux commandes : ici un ancien chef de milice, là un milliardaire de l’ère Kadhafi. À l’approche des élections présidentielle et législatives prévues le 24 décembre prochain, beaucoup iront voter faute de mieux, sans vraiment y croire.

La « Jamahiriya »

Alors que le pays plie sous le poids des divisions claniques et des violences, la mémoire des atrocités du régime s’est quelque peu estompée et la vitrine de stabilité imposée par Mouammar Kadhafi, arrivé au pouvoir en 1969 à la faveur d’un coup d’État militaire, est parfois fantasmée. Il n’est plus rare d’entendre des Libyens, même parmi ceux qui sont descendus pour la révolution en 2011, se remémorer avec une certaine nostalgie la « Libye d’avant ». C’est le cas de Feras Bosalum, aujourd’hui employé à la banque centrale libyenne. Il était dans la rue aux premières heures du soulèvement contre l’ancien dictateur, mais admet aujourd’hui que « même si la situation avant la révolution n’était pas parfaite, elle était stable : il y avait un pays, un gouvernement, un régime ». « La majorité des Libyens ont pris part à la révolution d’une manière ou d’une autre, mais personne ne s’attendait à ce que les choses se dégradent après Kadhafi », reconnaît le jeune homme de 32 ans, originaire de Benghazi.

Pour Feras comme pour une partie de la population, les dysfonctionnements ayant mené au soulèvement il y a dix ans semblent devenus dérisoires face aux maux d’aujourd’hui. L’insécurité permanente, les assassinats ciblés, le surarmement de la population, la dévaluation de la monnaie, le taux d’inflation et l’explosion du chômage sont désormais des urgences. Pourtant, l’image d’une Libye de l’« après », tournant le dos à quatre décennies de « Jamahiriya » (« république des masses ») pour entrer de plain-pied dans un nouvel âge fait de balbutiements démocratiques et d’inconnues, ne tient pas la route. Dans la Libye d’aujourd’hui comme dans celle de 2019, de 2014 et de 2011, le champ des possibles est surtout déterminé par les réalités issues de l’ancienne ère. Avant d’être un État s’émancipant du vieux tyran afin de s’offrir une seconde jeunesse, la Libye post-révolutionnaire est d’abord le produit d’un projet pensé par et pour son ancien maître.

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Car afin de s’assurer que rien ne viendrait entraver sa quête de toute-puissance, le « grand frère » du peuple, qui refusait le titre de chef d’État, a tout verrouillé sur son passage. Pendant des décennies, le développement de l’appareil militaire et sécuritaire assurant la sauvegarde du régime s’est fait aux dépens d’une armée atrophiée, mal payée et démotivée. La centralisation a été poussée à l’extrême, de manière à éliminer les traditionnels échelons du pouvoir, jusqu’à brouiller les frontières administratives, évincer les représentants régionaux et affaiblir les chefs de tribu. « Le pays entier dépendait de Kadhafi, et beaucoup des dysfonctionnements de l’époque venaient du fait que tout, jusqu’aux petites décisions, devait être approuvé par lui directement », estime Ethan Chorin, expert sur la Libye et auteur de Exit the Colonel : The Hidden History of the Libyan Revolution (Public Affairs, 2012). Cette gestion a eu des conséquences évidentes sur les conditions d’émergence d’une alternative politique après la révolution. « Il a été jusqu’à changer la composition administrative du pays tous les 5 ou 10 ans afin d’empêcher l’émergence de toute forme de structure qui pourrait devenir source d’opposition », observe Wolfgang Pusztai, analyste politique et ancien attaché de défense en Libye pour l’Autriche de 2007 à 2012. Exit les syndicats, les partis politiques, les organisations civiles : « Son principe de base était le règne par le chaos », résume ce dernier.

Contrairement à la Tunisie voisine, qui disposait d’une société civile opérationnelle au lendemain de la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, la Libye n’a qu’une opposition fragmentée, exilée ou emprisonnée, pourchassée pendant des décennies jusque dans les capitales occidentales. En montant certaines tribus les unes contre les autres et en modifiant l’équilibre démographique de certaines régions, Kadhafi a également contribué à renforcer l’esprit de clan, tout en affaiblissant le leadership local. La confusion intentionnelle en matière administrative a contribué à fragiliser les services publics et l’armée, mais a aussi bloqué l’émergence d’une nouvelle structure étatique. Pour le scrutin de décembre, cela se traduit notamment par une incertitude quant aux circonscriptions électorales, dépourvues de frontières reconnues.

« La maison appartient à celui qui l’occupe »

La pensée politique développée progressivement vise à apporter un socle idéologique à cette autocratie. Dès 1969, un mélange de panarabisme inspiré par Gamal Abdel Nasser, de « socialisme islamique » et d’anti-impérialisme caractérisent les discours du colonel. Mais à partir de 1973, la doctrine officielle s’enrichit de nouvelles composantes. La révolution « en marche » (« zahf el-thawri ») et l’avènement du pouvoir des masses lui permettent de justifier un état de mobilisation permanent, puis l’élimination des oppositions au sein de la bourgeoisie, de l’appareil administratif et, surtout, du Conseil de commandement de la révolution, l’instance décisionnaire jusqu’en 1977, année de sa dissolution.

Le Livre vert, le manifeste idéologique publié en 1976 qui entend proposer une alternative au capitalisme et au communisme à travers une « troisième voie universelle », enrichit la doctrine de nouveaux préceptes. « Il ne s’est pas contenté de détruire les institutions de l’État, il a aussi endommagé le tissu moral de la société », poursuit Zahra Langhi. À travers l’idée que « el-beitu li sukanihi » (la maison appartient à celui qui l’occupe), ou bien encore que « el-syiara la min yaqoudouha » (la voiture appartient à celui qui la conduit), Kadhafi a tenté d’éliminer le concept de propriété privé, tout en incitant à une forme d’anarchie. « On a encouragé les gens à s’accaparer des terres qui ne leur appartenaient pas, de manière arbitraire. Ils l’ont fait, puis les ont revendues à d’autres : jusqu’à aujourd’hui, les problèmes qui découlent de ce phénomène sont courants », explique Zahra Langhi.

Quatre décennies de dictature, ce sont aussi deux générations de Libyens qui ont grandi sur les bancs des écoles officielles. Malak el-Taeb a aujourd’hui 27 ans. Elle en avait dix de moins lorsque la révolution a éclaté. Elle se souvient comment, du jour au lendemain, elle a appris à connaître un pays qu’elle ne connaissait pas, ou très mal. « À l’école, nos livres parlaient surtout de Kadhafi et de son régime. Avant 2011, je ne savais même pas qu’il y avait eu un royaume en Libye (monarchie héréditaire de 1951 à 1969, NDLR) ! » affirme la jeune femme qui est née et a grandi à Tripoli. Quelque temps après la chute de l’ancien dictateur, elle interroge ses parents : pourquoi n’avoir jamais mentionné l’avant-Kadhafi ? « J’étais jeune, ils ont eu peur que j’aille parler du royaume à d’autres personnes et que quelqu’un me dénonce », se souvient Malak, qui réside à Paris depuis 2018. Si elle reconnaît qu’il est plus facile de parler ouvertement de politique dans la Libye d’aujourd’hui que dans celle de son enfance, elle avoue que « quelque chose est resté ». « Il n’est plus là dans la réalité, mais la peur persiste dans un petit coin de la tête, le sentiment que nos paroles pourraient nous causer des problèmes », admet la jeune femme.

Zahra Langhi n’aime pas que l’on compare son pays à d’autres. À l’Irak de Saddam Hussein, ou la Syrie de Bachar el-Assad. Non, quarante-deux ans de règne sous Kadhafi ont fait de la Libye un cas à part. « Unique en son genre », dit-elle. Pour cette militante et fille d’opposant politique aujourd’hui en exil au Caire, c’est avant tout le culte de l’anarchie que les...

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