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Nos Lecteurs ont la Parole

Identité, langues, géographie et plus si affinités

Identité, langues, géographie et plus si affinités

Joseph Eid/AFP

Nos ancêtres parlaient araméen depuis l’Empire perse, 500 ans avant notre ère. Ensuite, depuis Alexandre et la civilisation hellénistique, dans les villes, ils se sont mis au grec. Ce sont d’ailleurs les deux langues liturgiques des rites que pratiquent toujours les chrétiens d’Orient. Après la conquête arabo-musulmane, une nouvelle langue s’est rajoutée, puis s’est substituée et enfin a éradiqué celles qui composaient le substrat culturel multiséculaire des populations originelles. Celles-ci ont alors changé d’identité, puis ont lentement mais irrémédiablement perdu jusqu’au souvenir des langues de leurs aïeux. Une nostalgie indicible les envahissait cependant pendant la messe, lorsque s’élevait le chant en araméen ou en grec, pourtant incompréhensible désormais.

Ensuite, à partir du milieu du XIXe siècle et l’arrivée des congrégations européennes dans le Levant, citadins et villageois ont peu à peu appris une langue européenne, le plus souvent le français, la « lingua franca » de la diplomatie, du clergé catholique et des villes méditerranéennes.

Quatre langues

On peut même dire qu’à partir du début du XXe siècle, nos ancêtres maîtrisaient quatre langues :

• Le dialecte syro-libanais (plus communément connu comme l’arabe parlé), pour la confraternité sociale, les plaisanteries de garçons de bains et la communication a minima avec les chauffeurs de taxi ;

• L’arabe littéraire, une langue semi-morte utilisée au journal télévisé et pour les discours-fleuves des hommes politiques ;

• L’anglais de l’aéroport où avec 300 mots de vocabulaire on peut voyager partout et présenter un document PowerPoint pour signer un contrat juteux ;

• Le français, langue classique pour rêver, parler, lire, réfléchir et discuter, en un mot un outil de pensée, de culture et de civilisation.

Au lendemain de la guerre civile de 1975-1990, les chrétiens, qui longtemps furent les principaux vecteurs du français au Liban, comme dans les autres pays du Levant, ont compris qu’ils avaient perdu. Inconsciemment, ils ont alors voulu se fondre dans la masse et troquer leur langue de pensée, qui faisait leur originalité, contre l’anglais : ils ont élargi leur vocabulaire à 600 mots et sont passés de l’anglais de l’aéroport au « globish », sans pour autant accéder à la langue anglaise de culture. Ils ont donc perdu leur outil de pensée – ils ont en fait cessé de penser, de reconnaître les problèmes qui assaillent le Liban et d’y trouver des solutions. Et ils ont aussi perdu la culture, du moins elle s’est davantage affaiblie au Liban que dans l’espace européen et occidental dont les Libanais se sentaient partie prenante.

Grand Liban

Et au lendemain de la même guerre, toujours inconsciemment, ils ont décrété que le Liban n’était plus leur patrie, qu’ils y étaient à titre provisoire, mais qu’ils pouvaient l’exploiter comme une mine à ciel ouvert. Alors, en changeant de dimension, la corruption endémique a changé de nature, la notion de bien commun a disparu et le pays s’est effondré. Économie et civilisation, tout à la fois. Passées par pertes et profits au bénéfice du zapping mental, des blagues vaseuses partagées « ad nauseam » et d’une pratique continue de la mendicité internationale et de l’espérance absurde que les États-Unis allaient résoudre leurs problèmes, sans comprendre que ceux-ci n’ont qu’un seul allié au Levant. Vertigineuse est désormais la chute du Liban, où les infrastructures, les équipements collectifs et les services publics se sont abîmés, alors que la perte de l’outil de pensée empêche les élites politiques et économiques d’identifier le problème, d’imaginer la solution et de pouvoir la déployer. Ni conceptualisation ni capacité d’agir.

C’est ainsi que s’est fracassé le rêve du Grand Liban, un pays petit par sa géographie mais immense par son projet, où cohabiteraient harmonieusement, dans la paix et le respect mutuel, deux communautés en guerre partout dans le monde depuis 1 400 ans, mais renonçant sur ce seul territoire les uns à la protection de la France et les autres à l’oumma arabe. Ces fameuses deux négations en guise de nation – et donc sans nation.

Or, après la terrible famine de 1916-1918, le Grand Liban avait été conçu comme un élargissement nécessaire de la moutassarifiya de 1860 à la mer et à la plaine à blé – mais on y inclut aussi des populations irrédentistes, tournées avec nostalgie anachronique vers Damas et Bagdad. En agrandissant trop son territoire, la population chrétienne passa de 80 % à 55 %, avec une perspective d’inversion due au différentiel démographique. Et de fait, les chrétiens présents au pays forment désormais un tiers de la population, sans tenir compte des réfugiés palestiniens et syriens.

Avec le recul, le Grand Liban s’avéra soit une bêtise criminelle, soit une escroquerie naïve. Dans les deux cas, l’œuvre de deux « idiots utiles », hélas maronites l’un comme l’autre : le patriarche Élias Hoayek et le président Béchara el-Khoury. L’un en créant un territoire infiniment plus grand que les capacités de bonne gouvernance de ses élites, et l’autre en le privant de l’amitié et de la protection de son seul allié historique et naturel, la France. Certes, Émile Eddé, un troisième maronite à la fois visionnaire, courageux et intègre, a bien essayé de compenser, avec subtilité, leur aveuglement et leur cupidité, mais en vain compte tenu des intrigues de la « perfide Albion » soucieuse d’évincer la France et parfaitement indifférente au bien commun des populations libanaises.

Et en effet, il s’agit de bien commun – commun à toutes les populations, dans la diversité de leurs confessions. Car l’originalité des populations libanaises, chrétiennes et musulmanes, était de constituer dans cette géographie levantine monochrome une rencontre unique entre lumières d’Orient et raison d’Occident. Et pour y parvenir, de dépasser le corpus linguistique des pays environnants – triplement figé entre arabe littéraire et dialectal et « globish » – en y ajoutant cet outil exceptionnel de pensée : le français. La perte du français signe la fin du Liban multiculturel.

La suite de l’histoire est dès lors certaine, voire connue d’avance. Des dirigeants maronites sans inspiration, lucidité ou détermination, mais avec un goût immodéré du lucre court-termiste, ont systématiquement choisi les solutions du mal commun : abrogation du plan Écochard, signature des accords du Caire, refus de la paix avec Israël, absence de réforme administrative, addiction aux déficits budgétaires, économie de la rente cannibalisant l’agriculture et l’industrie, béton et pollution éradiquant les cultures en terrasses et le tourisme, légitimité absolue accordée à la seule milice rescapée de la fausse paix de 1990. Et lorsqu’il se trouva l’un ou l’autre dirigeant maronite sur le point de cumuler vision et leadership, il était acculé à l’émigration forcée ou froidement assassiné. Car ce Liban que nous avons aimé, nous le devons aux maronites, mais son effondrement aussi. Ils l’ont créé au nom d’un idéal et l’ont détruit par médiocrité. C’est pourquoi leur responsabilité est essentielle, plus importante et décisive que celle des dix-sept autres communautés.

Clap de fin pour le Grand Liban, remplacé par un État failli qui cumule depuis sa pseudo-indépendance les dominations inamicales sinon hostiles, et qui aurait besoin d’un nouveau mandat semblable à celui jadis confié par la SDN à la seule puissance qui lui fut bienveillante parmi toutes celles qui l’ont dirigé de facto ou de jure depuis 1516, a contrario des Ottomans, Britanniques, Américains, Égyptiens, Palestiniens, Syriens et Iraniens.

Car il n’y a de Liban indépendant et prospère que francophone.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Nos ancêtres parlaient araméen depuis l’Empire perse, 500 ans avant notre ère. Ensuite, depuis Alexandre et la civilisation hellénistique, dans les villes, ils se sont mis au grec. Ce sont d’ailleurs les deux langues liturgiques des rites que pratiquent toujours les chrétiens d’Orient. Après la conquête arabo-musulmane, une nouvelle langue s’est rajoutée, puis s’est substituée...

commentaires (4)

Analyse très interessante mais limiter la langue de culture au Français est très réducteur. En effet la langue arabe est loin d'être une langue morte et nous avons un patrimoine litteraire très riche dans cette langue. De plus la presence de plusieurs universités anglophones au Liban a mis l'usage de l'Anglais à un niveau beaucoup plus élevé que le "globish"

Kfouri Emilie

17 h 17, le 22 octobre 2021

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Commentaires (4)

  • Analyse très interessante mais limiter la langue de culture au Français est très réducteur. En effet la langue arabe est loin d'être une langue morte et nous avons un patrimoine litteraire très riche dans cette langue. De plus la presence de plusieurs universités anglophones au Liban a mis l'usage de l'Anglais à un niveau beaucoup plus élevé que le "globish"

    Kfouri Emilie

    17 h 17, le 22 octobre 2021

  • Merci de cette mise au point. Toutefois, l’araméen était parlé et écrit par mon père (il aurait eu aujourd’hui 95 ans..) et mon grand-père donc fin 20eme siècle pas si loin que ça pour parler d’ancêtres…

    Danielle Kerbage

    17 h 48, le 20 octobre 2021

  • Merci cher Monsieur Aractingi pour cet admirable plaidoyer pour la langue de Molière. Ce partage est instructif et votre analyse d'une très grande finesse. Amitiés. Thierry Bercin

    Thierry BERCIN

    16 h 23, le 20 octobre 2021

  • Je ne sais pas si votre raisonnement est correct mais votre conclusion sonne juste

    M.E

    12 h 44, le 20 octobre 2021

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