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Nos Lecteurs ont la Parole

Une histoire qui se répète !

Étrange coïncidence, cri du destin, réminiscence improbable d’un passé jalonné par la crainte de la guerre, ou joyeuseté des moments de fraternité, d’insouciance feinte, de moments simples de gaieté pure ?

Une amie du Lycée franco-libanais de Beyrouth publie sur les réseaux sociaux le 13 octobre plusieurs photos de notre promotion mémorable, celle de la sortie de la guerre absurde qui nous unira comme un cordon, là où nous sommes, aux quatre coins de la planète.

Sur l’une des photos, arrêt sur image, je me retrouve au premier plan discutant avec mon ami Paul dans une salle de classe. Je reconnais tout de suite chacun des protagonistes de la scène, devant moi discutent deux amis que j’ai perdus de vue, Émile et Kim.

Sur la scène, comme dans un théâtre ou dans un film magnifique de Pialat (Passe ton bac d’abord), je revois mon prof de philosophie, l’un des meilleurs au monde à mon sens, celui qui m’a fait découvrir la pensée libre. Il interroge Valérie et Nathalie et puis, bizarrement, une autre Nathalie se trouve à gauche sur un fond de mur hétérogène, comme criblé de balles.

Les limites de la photo s’étendent dans ma tête tout au long de la nuit et progressivement, chaque protagoniste de cet instant particulier prend forme et émerge de mon inconscient. Je revois d’abord clairement les rangs non cadrés, Patricia et Valérie juste derrière nous puis un ami décédé aujourd’hui, fort sympathique, qui se trouvait tout au fond de la salle, à la marge avec son beau sourire désinvolte.

Les limites s’étendent encore plus à mesure que je me retourne anxieux dans mon lit, la photo fait désormais écho à toutes ces années passées à la frontière verte entre le bonheur absolu et la crainte subtile que tout disparaisse avec le bruit sourd d’une déflagration et les fleurs noires qu’elle asperge sur les quelques dizaines de secondes où il faut retenir son souffle, afficher un sourire figé pour ne pas montrer aux autres qu’on a simplement peur.

Plus tard, au petit matin, des prénoms m’envahissent en vrac, d’abord mes potes, José, Makram, Mazen, Benoît, Paul et puis tant d’autres que j’affectionne tout autant mais que je ne nommerai pas de peur d’en oublier et de heurter les sentiments de mes compagnons de route. J’imagine leur vie, mais dans sa plus grande simplicité, le café, le baiser aux enfants, l’au revoir au perron de la porte, et ça me réconforte. Je me dis naïvement que comme je pense à eux par moments, ils penseront à moi, car l’intelligence est tellement vaste qu’elle peut englober les soucis du quotidien, le travail et des pensées inutiles mais tellement réconfortantes.

Le 14 octobre, le lendemain de la publication de la photo, je reçois un message d’une amie dentiste, Carla. Elle croit entendre des coups de feu : mes enfants sont à l’école, mon cœur s’emballe, ils sont à la frontière verte. Ils s’amusent sûrement : mon grand féru de culture reste attentif aux instructions, ma petite, elle, pétille, bavarde et fait des bêtises. Les deux ne savent pas ce qu’il se passe, mais moi, je sais ; tout remonte, ma tête déborde comme le lait qui chauffe. Ma femme Claire m’appelle, ou je l’appelle, je ne sais plus, il faut passer les prendre, ça crépite, je l’avais pressenti la veille car j’ai les réflexes de la guerre.

C’est tout simple, quelques kilomètres à parcourir, mais une éternité en réalité… Je réinterprète à ma façon littéraire la théorie de la relativité d’Einstein. Sur mon trajet pour les récupérer, j’imagine déjà le retour pour éviter aux gosses de passer par les points chauds, réflexe de la guerre. À la tactique et à la stratégie débiles d’un parcours simple de cinq kilomètres s’entremêle le sentiment morbide de culpabilité : pourquoi leur faire subir ce calice ? Pourquoi rester au Liban ? Par lâcheté, égoïsme, paresse, zone de sécurité (quoique pour la sécurité, il y a mieux).

Finalement, je récupère nos deux marmots issus de l’amour inconditionnel d’un couple bien libanais, bien tolérant. Je rassure tout le monde, ma Claire, mes parents, les parents de Claire, mon ami d’enfance Makram, mon amie Muriel qui m’envoie des messages d’Arabie saoudite.

Et nous voilà à la maison ! Je ne mets pas les nouvelles, je pense juste à l’histoire du Liban que je connais bien pour l’avoir lue objectivement et vécue subjectivement, et je me dis que la coïncidence est tout de même étrange, une photo la veille, la réalité aujourd’hui.

Ce texte est en tout cas dédié à tous mes amis du lycée.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Étrange coïncidence, cri du destin, réminiscence improbable d’un passé jalonné par la crainte de la guerre, ou joyeuseté des moments de fraternité, d’insouciance feinte, de moments simples de gaieté pure ? Une amie du Lycée franco-libanais de Beyrouth publie sur les réseaux sociaux le 13 octobre plusieurs photos de notre promotion mémorable, celle de la sortie de la guerre absurde...

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