Critiques littéraires Roman

Explorer les tréfonds d'un crime

Livre-phénomène de la rentrée, Au printemps de monstres de Philippe Jaenada scrute jusqu’à l’obsession un fait divers des années 60 pour le transformer en matériau littéraire hors norme. Un tour de force faramineux !

Explorer les tréfonds d'un crime

D.R.

Au printemps de monstres de Philippe Jaenada, éditions Mialet Barrault, 2021, 752 p.

Les derniers romans de Philippe Jaenada, Sulak (2013), La Petite Femelle (2015) et La Serpe (2017) – respectivement une investigation sur un braqueur des années 80, le parcours biographique d’une meurtrière au sang-froid et le portrait d’un célèbre scénariste accusé d’un triple homicide – ont tous en commun une méthode de récit qui fait la part belle à une enquête extrêmement minutieuse. Derrière la passion monomaniaque de l’investigation et la recréation complète d’un monde, Jaenada cherche, scrute et révèle la part humaine, toute complexe qu’elle soit, d’assassins atypiques. Ce genre, qu’il semble inventer en même temps qu’il le pratique, est devenu la marque même de Philippe Jaenada. Précis et drôle, il est l’homme à la narration inarrêtable.

Dans Au printemps des monstres, l’auteur pousse son entreprise jusqu’à son paroxysme. Voici un pavé de 750 pages auxquelles on reste scotché de bout en bout.

Printemps 1964, un jeune garçon âgé de 11 ans qui vit à Paris dans le XVIIe arrondissement, Luc Taron, fugue un soir de chez lui pour des raisons qui demeurent obscures. Le lendemain, il est découvert dans le bois de Verrière en banlieue de Paris, assassiné. Un crime ignoble.

La France entière va s’enflammer pour cette histoire en demandant la tête du meurtrier dès lors qu’un mystérieux corbeau qui signe du nom de « l’Étrangleur » s’auto-accuse de ce meurtre. Ce dernier apporte des détails confondants sur son implication et va faire tourner en bourrique, durant des semaines, toutes les polices de France. Chaque lettre qu’il enverra – une quarantaine au total – sera aussi l’occasion d’une petite mise en scène macabre. Le jeu de chat et souris cesse lorsque le présumé meurtrier se jette lui-même dans la gueule du loup et se fait arrêter. On le tient cette fois et on ne le lâchera pas ! Pas besoin d’aveux puisqu’il les a déjà proclamés. Pas besoin de trop de preuves non plus. Lucien Léger, jeune infirmier, considéré par tous comme affable, discret et cultivé est reconnu coupable et condamné à perpétuité. L’histoire pourrait, devrait s’arrêter là.

« Un petit garçon est mort loin de chez lui, dans des conditions manifestement épouvantables, et apparemment sans raison : quel peut être le mobile de ce crime s’il n’est ni sexuel ni crapuleux ? » C’est de ce postulat que Philippe Jaenada part pour rouvrir le dossier et relire l’intégralité de l’histoire.

À partir de cet instant, nous sommes plongés, même soixante ans après les faits, dans les tréfonds d’une narration abyssale. Qui sont les protagonistes de l’affaire, petits et grands, se demande Jaenada ? Que faisaient-ils précisément avant, durant et après la période des faits ? Qu’ont-ils à dire, à taire ou à se reprocher ? Qui sont au fond les vrais monstres dans cette affaire ? Ceux de parade ou ceux de l’ombre ?

En s’appuyant sur les travaux d’une première enquête menée par Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, Le Voleur de crimes paru chez Ravin bleu en 2012, livre auquel l’auteur rend élégamment hommage, Jaenada procède à un fol examen de reconstitution exhaustive. Car à vrai dire, à bien y regarder, à enquêter sérieusement, on peut le dire sans détour : rien ne va dans cette histoire. Et surtout « personne ne semble vouloir se pencher sur le manque total de crédibilité de ce que raconte le Lucien Léger qui se prétend coupable ».

Derrière l’enquête détaillée et la réflexion sur le fonctionnement de la justice qu’elle interroge, Philippe Jaenada livre la parfaite radiographie d’une société : celle, faussement glorieuse, des années 60. Dans l’outrance de la médiatisation et l’excès des affects non contrôlés se profile la société qui sera la nôtre, assemblée autrement monstrueuse. Thème plus secret du roman, car il est bien écrit « roman » en page de titre, Jaenada, dans la lignée d’un Perec et surtout d’un Modiano dont il est un fervent admirateur, cherche à recomposer le passé et défier le temps. Le dénicher partout où il se terre, dans les coins sombres des non-dits, dans la vapeur des souvenirs. Si la vérité se dilue toujours dans le puits sans fond du mystère de l’intrication des faits historiques, la littérature est peut-être notre seule chance de la rendre un jour tangible. Ce à quoi Jaenada s’emploie avec un talent effrayant.


Au printemps de monstres de Philippe Jaenada, éditions Mialet Barrault, 2021, 752 p.Les derniers romans de Philippe Jaenada, Sulak (2013), La Petite Femelle (2015) et La Serpe (2017) – respectivement une investigation sur un braqueur des années 80, le parcours biographique d’une meurtrière au sang-froid et le portrait d’un célèbre scénariste accusé d’un triple...

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