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L’entité libanaise internationale et constitutionnelle

L’entité libanaise internationale et constitutionnelle

D.R.

Le paradoxe libanais peut, à l’heure actuelle, être formulé de la façon suivante : alors que l’idée libanaise, celle d’un État indépendant reconnu par tous ses citoyens et par eux revendiqué, s’est enrichie, qu’elle a survécu à une guerre atroce où mainte puissance étrangère fut impliquée exploitant les tendances centrifuges de la société, le fait libanais, celui d’un État souverain assumant l’intérêt de ses citoyens et reconnu par eux comme leur représentant légitime, par delà le jeu démocratique est de plus en plus évanescent. Dans l’exposé qui va suivre, notre propos n’est pas d’éclairer les deux aspects du paradoxe, mais de tenter de jeter une lumière sur l’évolution de l’idée libanaise dans son rapport avec les institutions et d’essayer de nous interroger sur l’incapacité apparente où se trouve le libanisme de surmonter sa quotidienne paralysie.

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De l’idée ou de l’entité libanaise, laquelle historiquement prime ? Ce qui nous importe ici, c’est qu’au début du siècle précédent, à l’heure des douleurs de naissance et de l’éclosion difficile des idéologies nationales pantouranienne, islamiste, panarabe et pansyrienne dans l’Empire ottoman moribond, l’idée libanaise se présentait sous une forme simple, fût-ce contre la suffisance des notables politiques d’alors. Un fait est là, une réalité existe depuis 1861 : le statut organique du Mont-Liban garanti par les puissances européennes. Il s’agit de le compléter en radicalisant son statut juridique et en étendant son aire géographique.

Pour les publicistes, le Liban est le fruit conjugué de l’Histoire et de la Géographie. Le Mutassarriflik comme entité juridique n’est que la forme spoliée mais aussi le dernier avatar d’une réalité historique continue, jadis illustrée par les émirs, et elle-même l’expression d’un fait naturel : la Montagne pérenne.

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Avec la fin de la guerre mondiale et la dislocation de l’Empire ottoman (1918-1920), les aspirations des populations locales se ressemblaient, se recoupaient, se contredisaient et surtout trouvaient face à elles des visées colonialistes elles-mêmes indécises. L’idée libanaise avait à son actif le bilan positif de la Mutassarrifiyya, longtemps dans la mémoire collective havre de paix et de sécurité et foyer culturel actif ; les taches portées sur son image par les méfaits de l’émigration pouvaient être unilatéralement imputées à l’exiguïté du territoire. Les bienfaits de l’autonomie étaient démontrés a contrario par les suites néfastes de l’abrogation de fait par Djamal Pacha, à partir de mars 1915, du « statut organique » et par les malheurs d’une guerre résumée dans l’imaginaire populaire par des potences au milieu des fléaux et de la famine. La victoire de la France, puissance amie, était perçue comme une occasion propice à la réalisation des aspirations. La proclamation du jihad, par le Sultan, au début de la guerre, et les massacres des Arméniens par les Turcs (1915-1916) servaient aussi de fond de toile au paysage politico-idéologique d’alors.

Les deux premières revendications libanaises d’une délégation au congrès de Versailles (1er décembre 1918) sont : l’élargissement des frontières du Mont-Liban et la reconnaissance de son « indépendance » (Istiqlal). La troisième revendication est celle d’une Assemblée législative élue par le peuple sur la base de la représentation proportionnelle pour la sauvegarde du « droit des minorités ». Elle montre le lien essentiel toujours établi et affirmé entre l’idée libanaise et celle d’une Assemblée représentative des diverses composantes du pays.

L’autonomie du Mont-Liban a rarement été niée par les courants panarabes ou pansyriens. Elle était prise en compte soit par son acceptation, soit par un appel à une décentralisation générale dans les provinces arabes de l’Empire défunt.

La réclamation de « restauration territoriale » se faisait au nom de l’histoire, de la géographie, de la « nécessité vitale ». « De ces territoires, certains lui fourniront le blé nécessaire à son existence et d’autres (Tyr, Saïda, Beyrouth, Tripoli) constitueront les débouchés naturels absolument indispensables à sa vie économique. » Un argument supplémentaire figure dans la mémoire : « L’immense majorité des populations occupant les territoires revendiqués par le Liban s’est prononcée pour le rattachement de ces territoires au Liban et a opté pour la nationalité libanaise qui fut toujours l’idéal de ces populations presque toutes libanaises d’origine. »

Ces derniers propos pouvaient retenir un aspect de la réalité (la ville de Beyrouth s’est développée grâce aux apports démographiques de la Montagne, passant de 6 000 âmes au début du XIXe siècle à 130 000 en 1914), mais ils étaient en contradiction flagrante avec le discours de la majorité des habitants de ces régions qui proclamaient haut et fort leur refus d’être annexés au Mont-Liban. De plus, les visées libanistes sur ces régions étaient ressenties par l’intérieur syrien comme une spoliation de son territoire et comme une tentative de le couper de ses débouchés maritimes.

Un dernier point, mais de taille, compliquait la situation ou, si l’on veut, se trouvait à son origine : la présence étrangère ou coloniale se répartissant le Levant. Les libanistes pouvaient idéalement, pour réaliser leurs buts, réclamer des « garanties internationales » ou compter sur « des relations cordiales avec (les) voisins ». Mais dans les faits, il ne leur était donné que de s’appuyer sur les forces françaises. Le mémoire de la délégation présidée par le patriarche maronite est très expressif à cet égard : « Le Liban, placé depuis soixante ans sous le régime du mandat international et ayant depuis longtemps fait son éducation politique, mériterait d’être aujourd’hui un Etat souverain. Néanmoins et tout en maintenant ses droits à cette souveraineté, le Liban s’incline devant la décision de la Conférence de la paix concernant le régime des mandats. Il s’incline d’autant plus volontiers que dans la double crise politique et économique que traverse le monde, il a besoin du concours et de l’aide d’une grande puissance occidentale. »

Le 1er septembre 1920, « le grand Liban » est proclamé et donne satisfaction aux revendications libanistes. Mais sa proclamation par le général Gouraud, quelques semaines après la défaite du « Royaume arabe » de Syrie à Meyssaloun (24 juillet 1920), lui porte, à plus d’un sens, ombrage. Au Liban consacré comme « fait » et jouissant désormais d’un statut international sous mandat, il manque encore sa reconnaissance régionale et celle d’une bonne partie de sa population.

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« En 1920, nous eûmes le territoire et les possibilités de l’indépendance. En 1943, ce fut, après une deuxième guerre mondiale, le développement naturel d’une réalité qui progressait inéluctablement dans le temps. » Ce propos est extrait d’un éditorial de Michel Chiha. Il situe, dans la perspective libaniste, les deux dates et les deux événements.

La réclamation d’un « gouverneur national » (1925), les lois électorales, la vie parlementaire active et graduellement bipolaire, l’élaboration et la proclamation de la Constitution (1926), ses deux amendements (1927 et 1929), sa suspension (1932) et son rétablissement (1934-1937), les arrêtés organiques concernant le droit communautaire, le débat sur l’unification du régime fiscal de l’ex-Mutassarrifiya et des ex-wilayets, l’institution de monopoles et les oppositions qu’ils suscitent, le recensement de la population, l’insertion des diverses communautés dans l’appareil d’État, le traité franco-libanais (13 novembre1936) après le traité franco-syrien (9 septembre1936)... ces quelques jalons, au milieu d’autres, préparaient, à travers péripéties et déchirements, l’unification des Libanais derrière un gouvernement national jouissant de pleins pouvoirs à l’intérieur de frontières reconnues jusque par les voisins.

Une dimension nouvelle du libanisme s’affirme sous le mandat français : le passé phénicien. La montagne, désormais articulée aux cités maritimes, pouvait remonter au delà de l’histoire communautaire et se rattacher à un passé glorieux. L’ouverture à l’occident s’affirmait de jour en jour et une nouvelle génération d’intellectuels, formée dans les missions françaises, voulait se libérer du carcan religieux. On évoque « un passé assez lointain et assez grand (...) pour que tous les Libanais actuels puissent s’y reconnaître au-dessus de leurs différences de langues, de mœurs, de religion ou de “race”. Toutefois, loin de réconcilier, la Phénicie ajouta aux litiges et un front intellectuel ne manqua pas de s’embraser » ; sommes-nous Arabes ou Phéniciens ?

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La Deuxième Guerre mondiale, la défaite des armées françaises installent le pays dans une conjoncture qui achève une triple évolution convergente ; celle des nationalistes syriens, celle d’une partie de la classe politique maronite et celle des notables musulmans du Liban. Les patriotes syriens soucieux de retrouver rapidement l’unité et l’indépendance de leur pays donnent leur préférence à un Liban allié, gouverné conjointement par une aile chrétienne modérée et par leurs coreligionnaires et empêchant l’autre aile chrétienne de se lier stratégiquement aux Français ; les notables musulmans assument l’existence et les frontières de l’État libanais en échange d’une étroite collaboration avec les pays arabes ; les chrétiens acceptent le départ des Français et la fin de la protection étrangère en échange de la reconnaissance de l’Etat libanais par les musulmans de l’intérieur et les arabes de l’extérieur. Ces trois mouvements à l’heure où la faiblesse de la puissance mandataire la rend extrêmement irritable et où s’ébauche, avec la bénédiction de la Grande-Bretagne, la Ligue des États arabes, forment les prémisses directes de ce que les discours de Béchara el-Khoury populariseront sous le nom de « Pacte national » (Al-Mithaq al-watani).

Par le Pacte, le Liban cesse d’être la réalisation de la volonté politique d’une seule communauté pour devenir l’objet d‘un consensus, pour être accepté par toutes les forces politiques. Les habitants des ports et des plaines cessent d’être les encombrants occupants d’un espace annexé parce qu’estimé indispensable pour devenir partie prenante d’un contrat.

Le premier fruit de la nouvelle République est l’indépendance totale du pays : « Il n’est pas vrai que (les) hommes (qui ont fait l’indépendance) ont redonné à leur patrie une indépendance perdue. Ce qui est vrai c’est que, pour la première fois de son histoire, ils l’ont rendue indépendante dans la pleine acception de ce mot. »

Le Pacte national, fondé sur le vivre en commun et lorgnant vers la citoyenneté complète, est le pilier de l’indépendance. Seul, il la rend possible et, seul, il permet d’édifier un État.

Désormais, le rôle de la Constitution, les prérogatives des présidents de la République et du Conseil, la politique intérieure et extérieure, la répartition des fonctions administratives entre les diverses communautés, la composition et le rôle de l’armée... ne sont abordés que par le biais de la signification que les forces politiques attribuent au Pacte.

Sur cet acte fondateur, permettons-nous quelques développements :

Même si le Pacte national est passé entre les deux seules communautés maronite et sunnite, « respectivement situées aux avant-postes opposés de la tension islamo-chrétienne », il introduit la pluralité à la racine même de l’État et reconnaît ou institue la pluralité communautaire comme l’essence même du pays. L’acte politique se répercute sur le plan idéologique et la diversité des composantes contribue fondamentalement à spécifier l’entité : le Liban offre le spectacle « d’une mosaïque religieuse sans équivalent sur la terre ». Non seulement les communautés y coexistent, mais chacune d’elles vit librement et ouvertement sa vie propre, tout en étant en étroit contact avec ses sources spirituelles où qu’elles soient dans le monde, en Orient ou en Occident.

Le Liban devenant, peu à peu, le seul pays du Proche-Orient à sauvegarder, dans une large mesure, une vie et des institutions démocratiques, la « littérature » bâtie sur la pluralité libanaise et sur le Liban lieu de rencontre et de dialogue était appelée à occuper une place de plus en plus importante.

Point de rencontre de l’Orient et de l’Occident (le premier terme se rapportant essentiellement au monde arabe), de l’islam et du christianisme, et lieu de « tension » du passé et du présent, le Liban peut délivrer un message « unique dans l’histoire des civilisations ».

La nature plurielle et démocratique de la République libanaise née du Mithaq aboutit à de nombreuses définitions que nous qualifierons de « fonctionnelles » : le Liban n’est pas alors énoncé comme une substance éternelle traversant les temps et se perpétuant contre vents et marées mais comme un pays jouant, dans une région tourmentée, voire dans le monde, une fonction qui justifie son existence.

Citons quelques-unes de ces définitions :

Le Liban est un pays où les chrétiens et les musulmans existent sur un pied d’égalité et dans une totale liberté. C’est une terre qui accueille toutes les minorités en respectant leur identité propre : « Le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées. Toutes les minorités doivent y trouver place et y obtenir leurs droits. C’est la raison d’être de ce pays et c’est son originalité. » C’est une formule politique née d’une adhésion volontaire et dont le but est le bonheur de ses citoyens « un pays comme celui-là qui est l’image même, dans la vie privée, de la diversité des pensées et des traditions, trouve sa raison d’être première dans ce vouloir vivre en commun qui atteste qu’on est heureux de vivre ensemble ». C’est aussi un foyer des libertés publiques et privées : « La première raison d’être et l’ultime, c’est cette liberté qui est la condition et le chemin de la grandeur. »

Ces définitions fonctionnelles du Liban qui lui assignent un rôle déterminé qu’il a, par ailleurs souvent, et au moins partiellement, joué en font un pays utile et même nécessaire non seulement pour ses habitants mais pour les autres pays. Sans lui, la rencontre de l’Orient et de l’Occident, de l’islam et du christianisme demeurerait abstraite alors qu’il est indispensable pour lui donner sa dimension d’expérience quotidienne et vécue.

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L’idée libanaise est, en somme, tridimensionnelle. C’est, d’abord, l’idée d’un fait. Michel Chiha l’évoque lyriquement : « Quarante siècles de Phénicie l’attestent, dix-neuf siècles depuis l’avènement du Christ le confirment et treize, environ, depuis celui de l’Islam... La personnalité du Liban est telle que tout le passé historique l’enregistre. Il l’enregistre depuis les sources du langage et de l’écriture ». Ce fait, inscrit pour certains dans la Nature elle-même, est indiscutablement aujourd’hui une entité juridique établie et reconnue avant la naissance même de la Ligue des Etats arabes et de l’Organisation des Nations unies. C’est, ensuite, l’idée d’un compromis historique, d’un Pacte passé entre deux parties stipulant l’indépendance et l’arabité. C’est, enfin, l’idée d’un ensemble de valeurs incarnées dans les institutions et la vie quotidienne : la liberté, l’égalité, l’ouverture sur la modernité, la tolérance, la coexistence islamo-chrétienne, le foyer des minorités, la vie commune… Ces traits donnent au Liban une place à part dans la région et peut être dans le monde. C’est cette dimension que le Pape Jean-Paul II a indiquée : le Liban est plus qu’un pays, c’est un message.

De cette dimension du libanisme, nous dirons ce que Sir I. Berlin dit de l’utopie: une impossibilité théorique autant qu’une impossibilité pratique car les valeurs se contredisent et le mieux qu’on puisse faire est de les concilier imparfaitement et d’instituer entre elles un équilibre instable. On n’en veut, pour exemple, que le rapport du droit des communautés à celui des individus : les garanties aux unes ne se font-elles pas aux dépens des autres ?

Toutefois ces trois dimensions trouvent aujourd’hui leur affirmation dans le préambule de la Constitution, un des effets les plus probants des accords de Taëf (1989) eux-mêmes continuation et approfondissement du Pacte national. L’idée et l’expérience libanaises s’y trouvent consignés (« Partie souveraine, libre et indépendante… définitive... arabe dans son identité et son appartenance... engagé(e) par la Déclaration universelle des droits de l’Homme », « le respect des libertés publiques », « l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens », « le pacte de vie commune ») de la façon la plus nette et on peut aujourd’hui, pour définir le libanisme, emprunter à Habermas l’expression de « patriotisme constitutionnel ». Mais qu’est-ce que le patriotisme d’une constitution très partiellement appliquée sinon un appel à tous les moyens pour refaire de la patrie une réalité ?

Le paradoxe libanais peut, à l’heure actuelle, être formulé de la façon suivante : alors que l’idée libanaise, celle d’un État indépendant reconnu par tous ses citoyens et par eux revendiqué, s’est enrichie, qu’elle a survécu à une guerre atroce où mainte puissance étrangère fut impliquée exploitant les tendances centrifuges de la société, le fait libanais, celui...

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