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La Consolidation de la paix au Liban - Septembre 2021

Les marginalisés dans les médias libanais : entre absence totale, exploitation politique et traitement superficiel

Les marginalisés dans les médias libanais : entre absence totale, exploitation politique et traitement superficiel

Ghada travaille dans une usine de couture à Bourj Hammoud. Elle ne suit ni les journaux télévisés ni les talk-shows politiques. Cette femme de cinquante ans, mère de trois adolescents, travaille près de 15 heures par jour entre l’usine et la maison et ne regarde que les feuilletons turcs sur les chaînes de télévision locales. « Dans les quartiers pauvres, nous souffrons bien plus que ce qui se dit sur les écrans, dans les stations de radio ou dans les journaux. Nous mourons de faim et de maladie, seuls, sans que personne n’entende le gargouillis de nos estomacs », lâche-t-elle tristement, tout en rapiéçant une chemise à l’aide de sa machine à coudre dans sa petite maison. Elle ajoute : « Les journalistes portent les plus beaux habits, costumes et accessoires, ils sont assis dans des studios luxueux illuminés, et ils traitent des questions de pauvreté, de corruption, de médicaments et d’hospitalisation, alors que nous sommes privés des nécessités de base, n’avons presque plus d’électricité, de savons et de détergents, et que nous ne sentons plus l’odeur de la viande qu’aux mariages ». Ghada, fille de la banlieue de Bourj Hammoud, ne fait pas confiance aux médias, tout comme Yvonne, originaire du Akkar : elles ne pensent pas qu’ils peuvent contribuer à changer la situation de ce pays en proie aux troubles.

La majorité des médias traditionnels libanais ne se sont toujours pas libérés du cercle du clientélisme, et n’adoptent pas le langage de la rue ni le discours des groupes les plus marginalisés, surtout la tranche des moins de 40 ans, qui se tournent vers les médias alternatifs, les diffusions en streaming et les réseaux sociaux. Ces médias traditionnels sont le produit de l’environnement libanais qui souffre d’instabilité, de l’absence de modèles commerciaux, de l’absence de stratégies et d’études de faisabilité sur leur existence et leurs réalisations, à quelques exceptions près : parfois, un auteur décide de tweeter une opinion à contre-courant, ou un journaliste s’aventure dans un projet qui porte la bannière des opprimés et des marginalisés exclus du cercle de l’attention (gays, communautés vivant sous le seuil de la pauvreté, handicapés, femmes, enfants…). Ces médias ont toujours souffert de leur incapacité à faire financer leur contenu qui, malgré le passage des années, est resté superficiel, dénué d’investigation et d’information exclusive. Un contenu répétitif de par les sujets traités ou les visages invités, toujours les mêmes, qu’il s’agisse de politiciens ou d’analystes. Ces médias comptent sur le financement politique et partisan, et font face plus que jamais aux difficultés financières, notamment après la révolution du 17 octobre, l’effondrement économique, la baisse de l’audimat et l’atrophie de la publicité. Tout cela se reflète sur la performance des médias et des journalistes qui se sont transformés en boucs émissaires, et travaillent dans des conditions économiques, psychologiques, sanitaires et sécuritaires inconfortables, souffrant de multiples problèmes, notamment l’absence de liberté d’expression…

« Trop de paroles et de reportages qui ne tiennent pas compte de notre voix et de notre souffrance, nous en avons assez ! », confie Yvonne, qui travaille dans un bureau d’expédition. « Pourquoi ne filment-ils pas nos demeures, la manière dont nous vivons et nous nous débrouillons en plein effondrement économique et propagation de la pandémie ? ». Yvonne, une quarantenaire qui s’occupe de sa fille sourde, pense que « les chaînes de télévision ressemblent à des peintures glamour qui font l’éloge de la beauté du Liban et de son climat, alors que le pays se noie dans les déchets, dans l’obscurité, les pénuries de carburant, les crises de l’hospitalisation ou encore du pain… Les médias ne sont guidés que par les agendas des politiciens et des corrompus ». Puis elle ajoute : « Nous avons besoin d’être informés, qu’on nous raconte qui sont les voleurs. Nous voulons pouvoir tirer des conclusions, non réécouter indéfiniment les mêmes responsables et analystes ». « Ma fille n’a-t-elle pas le droit de comprendre ce qui se passe dans le pays ? N’a-t-elle pas le droit de savoir comment se prémunir du coronavirus ? Pourquoi n’y a-t-il pas de programmes spéciaux pour les personnes souffrant d’handicap ? Les écrans ne sont-ils ouverts qu’aux élites, aux riches, aux super-intelligents et aux cultivés ? », se demande-t-elle.

La méfiance de Ghada et d’Yvonne à l’encontre des médias traditionnels ne vient pas du néant. Une étude, menée par la fondation SKeyes (Samir Kassir Eyes) il y a plus de dix ans, montrait déjà que les citoyens des zones défavorisées et des banlieues, spécialement dans les villages reculés et marginalisés, n’ont pas confiance dans ces médias.

Ce fossé entre les médias (surtout audiovisuels) et les communautés défavorisées, tels que les réfugiés, les handicapés, les homosexuels, les communautés vivant sous le seuil de pauvreté, les femmes et autres, est historique au Liban. Il est dû à la faiblesse de la représentation médiatique de ces groupes sociaux, résultant principalement de l’étendue de la corruption, de l’absence de distribution des richesses, et du pillage de l’argent public.

Le discours de haine, un outil puissant

Le professeur en communication Mahmoud Tarabay estime que l’approche journalistique des médias libanais est le fruit d’associations avec des intérêts politiques, partisans, bancaires ou familiaux, qu’elles soient visibles, déclarées ou cachées, et qui se reflètent dans la façon dont ces supports abordent tout sujet économique, social ou politique. Jad Chahrour, journaliste et responsable de la communication à la fondation SKeyes, pense que « les médias libanais traditionnels, spécialement les chaînes de télévision, ont toujours négligé les dossiers des personnes marginalisées, notamment les réfugiés syriens et palestiniens ». Il note que « la propriété des médias libanais à travers l’histoire détenue par 12 familles politiques fortunées, associées avec le régime en place, a dévié ces institutions de la mission pour laquelle elles ont été créées, comme l’éducation sur les affaires publiques ou la lutte contre la corruption, ou encore la contribution au changement de lois, ainsi que l’activisme en faveur des marginalisés, des déshérités, et ceux dont les droits ont été spoliés ». Après 2019 et l’émergence de la révolution du 17 octobre, l’effondrement économique et la pandémie de Covid-19, les médias traditionnels ont exacerbé le discours de haine contre les réfugiés, les homosexuels, les transsexuels et les zones populaires surpeuplées, au lieu de fournir au public des faits exacts, des informations et des chiffres, et de se positionner comme un moyen d’information privilégié en ces périodes de changements politiques et/ou de catastrophes sanitaires et naturelles. L’approche de ces sujets par les médias d’une manière arrogante et raciste, qui a fait fi des coutumes et des lois, a contribué à aggraver la crise du coronavirus. « Ce discours de haine n’est pas nouveau au Liban, il est lié à une propagande politique utilisée par les partis et les politiciens pour servir leurs orientations électorales, leurs politiques et leurs programmes », explique Jad Chahrour avant d’ajouter : « Le discours de haine que les médias contribuent à propager est un outil exploité par les autorités politiques, elles-mêmes propriétaires des médias, un discours en relation avec les événements politiques qui se déroulent au Liban. N’oublions pas, à titre d’exemple, la campagne de haine menée par la base populaire du 14 Mars contre les ouvriers syriens en 2005, en pleine période d’assassinats politiques au Liban. Il y a eu ensuite l’attitude raciste envers les réfugiés syriens durant la période de terreur causée par l’entrée du groupe État islamique au Liban : ceux-ci avaient été empêchés de se déplacer, et ont été tenus pour responsables des coupures d’électricité, de la détérioration de la situation économique, et d’autres problèmes. »

Ce diagnostic a été confirmé par une étude effectuée par « Internews » et USAID sur « le cumul de l’information et son impact sur la confiance à l’encontre des Syriens au Liban ». Cette étude a révélé « que les médias libanais les plus populaires (radios et télévisions) traitent les questions politiques controversées de manière biaisée, et négligent les sujets spécifiques aux communautés politiquement marginalisées telles que les réfugiés syriens ».

Volatilité dans la présentation de contenu

Dans la couverture des questions relatives aux marginalisés, Mahmoud Tarabay distingue entre médias traditionnels, alternatifs et sociaux. Selon lui, les deux derniers ont accru le niveau de sensibilisation et incité les médias traditionnels à se libérer d’une inertie qui a duré trois ans, les forçant à suivre le rythme des préoccupations populaires, même timidement et superficiellement. Le professeur en communication estime que ce sont les réseaux sociaux qui définissent les tendances dans les médias aujourd’hui, et qui imposent les priorités en matière de couverture suivant les questions soulevées dans leurs pages et les tendances générales. Il ajoute que « les médias traditionnels ne peuvent plus négliger les sujets sur la corruption et les personnes marginalisées, étant donné que les gens ordinaires ont dorénavant leurs propres médias populaires par le biais des réseaux sociaux et des plateformes en diffusion continue, et qu’ils peuvent donc demander des comptes aux médias et les dénoncer si ceux-ci ne couvrent pas une manifestation, ou s’ils prennent le parti d’un politicien déterminé, ou encore s’ils utilisent une rhétorique raciste ».

Mais la question est de savoir comment les médias traditionnels présentent désormais ce contenu et sous quel angle. Selon Mahmoud Tarabay, le traitement des sujets reste primitif dans la plupart des cas, avec une tendance à adopter une approche émotionnelle et sensationnaliste du problème, dénuée de recherche de solution ou de suivi. Une telle approche dirige par là-même le débat vers l’émotion et l’action plutôt que la sensibilisation et l’information précise, seules susceptibles d’éduquer l’opinion publique en vue d’un changement de lois en faveur de la protection des groupes marginalisés ». Il ajoute : « Un seul programme échappe à ce schéma, « Yaskot Hokm el- Fassed » (Que tombe le règne de la corruption). » Il note que « l’approche des sujets sur le confinement et sur la pandémie de coronavirus par les médias est la plus grande preuve de leur volatilité, puisqu’ils ont joué le rôle de bourreau, de juge et d’agent de sécurité en même temps ». Il ajoute : « Ces médias traitent certains cas dramatiques avec beaucoup de légèreté et de dédain, comme lorsqu’une chaîne qualifie les citoyens de « stupides », ou qu’un journaliste insulte un citoyen et l’accuse de violer la loi, ou encore que des médias lancent un jugement contre un troisième citoyen, sous prétexte de défendre les femmes et les enfants. »

Mahmoud Tarabay rappelle constamment que les directions des médias contrôlent toujours la manière de présenter les sujets ainsi que l’espace qui leur est accordé. C’est ce que mentionnait déjà l’étude d’Internews citée plus haut, qui considérait que l’engagement des médias traditionnels auprès de l’élite politique explique qu’ils aient transformé la pandémie de coronavirus en débat politique, alors que les médias numériques alternatifs ont fait preuve de plus de modération à l’encontre des marginalisés, par le biais de reportages approfondis sur les communautés défavorisées, notamment les camps de réfugiés. »

Dans ce contexte, Jad Chahrour souligne qu’ « il existe des exceptions dans le traitement des sujets, dues parfois au bagage culturel et politique du journaliste lui-même, suivant l’importance qu’il accorde aux personnes marginalisées, ou son parti-pris en faveur de la vérité, qui le pousse à démasquer la corruption ou à mettre en lumière la souffrance des défavorisés et des maltraités, comme dans les cas de violence domestique ou de problèmes liés à la garde d’enfants. Ces causes ont été portées par certains journalistes, dans la mesure où leurs médias leur accordent une marge de manœuvre ».

Les médias alternatifs comme source d’information

Une étude sur les tendances médiatiques en période de changement entre 2019 et 2020, menée par la fondation Maharat, spécialisée dans les médias et la liberté d’expression et d’opinion, vient confirmer les affirmations de Mahmoud Tarabay et Jad Chahrour sur l’échec des médias libanais à jouer leur rôle dans la reddition de comptes. L’étude montre que les médias alternatifs ont réussi à s’imposer en tant que source d’information importante et faiseuse d’opinions, gagnant en légitimité auprès d’un large public parce qu’ils semblent plus en phase avec les tendances populaires, traitant les sujets sous des angles différents, surtout ceux qui sont tabous ou qui n’attirent pas généralement l’attention. Les médias alternatifs se sont également imposés aux médias traditionnels comme source d’information et indicateur important du pouls de la rue et de la population.

Faible pourcentage de couverture des sujets marginaux

Cette même étude note que « la couverture médiatique de questions essentielles n’était pas, entre 2019 et 2020, favorable aux demandes des révolutionnaires et par conséquent des marginalisés. En termes d’égalité des genres, l’étude trouve que « la part accordée aux femmes dans les médias traditionnels est marginale, pas plus de 14 %, alors que les hommes demeurent en tête des intervenants dans les nouvelles et programmes politiques, à hauteur de 86 % ». L’étude conclut que « les femmes continuent d’être marginalisées dans les médias libanais, tout comme elles sont marginalisées dans la vie politique, comme si elles n’étaient pas prises au sérieux ».

Il est notable que dans la presse, les questions relatives aux femmes occupent 1 % de l’espace, les réfugiés et les camps 1 %, les cas de corruption seulement 2 %, alors que les revendications sociales ont une part de 13 % du contenu. A la télévision, les revendications sociales occupent 9 % de l’espace, la corruption 6 % et les camps et réfugiés 5 %. Alors que dans les médias alternatifs, le pourcentage de sujets sur les droits des femmes s’élève à 5 %, les réfugiés et les camps à 5 % également, tout comme la corruption.

Ghada travaille dans une usine de couture à Bourj Hammoud. Elle ne suit ni les journaux télévisés ni les talk-shows politiques. Cette femme de cinquante ans, mère de trois adolescents, travaille près de 15 heures par jour entre l’usine et la maison et ne regarde que les feuilletons turcs sur les chaînes de télévision locales. « Dans les quartiers pauvres, nous souffrons bien plus que...

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