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Monde - Reportage

Sous le joug des talibans, la (sur)vie au quotidien

Vingt ans après la chute de leur premier régime, les fondamentalistes règnent à nouveau en maîtres sur l’Afghanistan. De Mazar-e Charif à Kaboul, récit de l’avènement de « l’émirat islamique » sur les cendres de la République.

Sous le joug des talibans, la (sur)vie au quotidien

Des Afghanes manifestent lors d’un rassemblement pro-talibans devant une université de Kaboul, le 11 septembre 2021. Aamir Qureshi/AFP

À Mazar-e Charif, capitale de la province de Balkh dans le nord du pays, la République déchue et l’émirat naissant cohabitent pour quelques jours encore, du moins en apparence. Un portrait en mosaïque du commandant Ahmad Shah Massoud, figure historique de la résistance contre les talibans, côtoie une affiche du mollah Omar, borgne fondateur du mouvement islamiste. Des combattants juvéniles armés de fusils américains conduisent à toute allure devant une fresque murale représentant des écolières. Des joues encore rasées de près il y a trois semaines arborent désormais une barbe courte. La confusion, la guerre et le sang ont fait place à une étrange routine durant laquelle la population tente de s’adapter à son nouveau maître – et un nouveau monde. Hier, le talib était une ceinture piégée. Un kalachnikov usé. Une dernière vision d’horreur. Aujourd’hui, il gère la circulation et mange des glaces en terrasse.

Là où certains pleurent la fin d’une ère, d’autres ont senti une opportunité. Le siège du gouvernorat est pris d’assaut par des civils à la recherche d’un travail ou d’un service, agglutinés aux grilles de l’entrée. Mohammad, plus finaud que les autres, s’est frayé un chemin jusque dans le hall d’accueil, muni d’une lettre de motivation manuscrite pliée en quatre. « Avant, je n’aurais jamais pu pénétrer dans ce bâtiment », s’étonne le jeune homme de 31 ans, planté devant un organigramme représentant une administration vidée de ses employés. Peu après la conquête de la ville mi-août, les talibans ont appelé les fonctionnaires à revenir travailler. Mais peu ont répondu à l’appel. « La plupart des fonctionnaires ont fui, donc il y a des postes à pourvoir. Je suis au chômage depuis trois ans, mais maintenant, j’ai une vraie chance de trouver un boulot. Avant, il fallait payer un pot-de-vin ou connaître personnellement quelqu’un, mais les talibans, eux, ne feront jamais ça. Et puis, ils ont besoin de nous parce que la plupart d’entre eux sont stupides et sans diplômes », conclut cet économiste de formation qui souhaiterait trouver un poste aux douanes du poste-frontière de Heratan.

« Merde, j’espère qu’il n’y a pas de micros »

Le nouveau gouverneur nous attend. Mais d’abord, son secrétaire, muni d’un fusil et d’un carnet de notes, tient à connaître nos questions à l’avance. « La culture ? » s’enquiert-il, le sourcil circonspect. « Non, pas de commentaire là-dessus, il ne répondra pas », tranche-t-il avant de disparaître pour aller briefer son patron. Du précédent locataire, il reste le goût du kitsch : moulures, tapis fleuris et statues dorées. La seule nouveauté : un drapeau blanc et noir planté à côté d’un bureau laqué.

Malawi Qudratullah Hamza entre enfin, suivi de près par deux molosses en tenue traditionnelle mais couleur camouflage. « Nous aimons les gens car nous appartenons tous à une même nation », récite le gouverneur taliban sans que l’on puisse lui poser une question. « Passer de l’insurrection à la gouvernance est très différent. Nous souhaitons assurer plus de sécurité et de paix pour les gens, qu’ils puissent conduire des voitures chères durant la nuit s’ils le souhaitent et marcher seuls dans la rue avec leur téléphone. Les changements sont en cours. Les fonctionnaires de police (du précédent gouvernement) travaillent avec nous », assure ce vétéran moujahed de la guerre contre l’ex-URSS, turban sombre et barbe noire.

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Les mots sont soigneusement choisis et le ton monotone. « Après la défaite des Soviétiques, nous avons gouverné pacifiquement le pays, mais le monde ne pouvait pas tolérer un régime islamique en Afghanistan, alors ils ont recommencé une guerre contre nous. Malheureusement, nous avons perdu, mais après tout juste trois mois, nous avons repris nos activités dans le pays. Nous avons lutté contre la colonisation américaine et après 20 ans de combat, Dieu merci, nous avons gagné », se félicite-t-il avant de prendre congé. Une fois les talibans partis, un fonctionnaire présent dans la pièce explose enfin : « Mon Dieu, je tremble ! Je ne veux pas être ici, mais ils savent où j’habite, donc quand ils m’ont appelé pour me dire de revenir, je n’ai pas osé refuser. » Il se tait subitement et regarde discrètement de gauche à droite : « Merde, j’espère qu’il n’y a pas de micros et de caméras… »

« Notre pays a fait un bond en arrière de 20 ans »

Les hôtels de Mazar-e Charif sont complets. Après la fin du pont aérien le 31 août qui a permis d’évacuer quelque 120 000 personnes du pays, des familles cherchant à échapper au mouvement islamiste ont échoué ici dans l’espoir de prendre un vol international depuis l’aéroport de la ville. Mais les avions sont restés cloués au sol, forçant ces civils désespérés à se terrer dans leur chambre d’hôtel, comme la famille de Zmari. Lui occupait un poste important dans le précédent gouvernement et se sent aujourd’hui menacé, malgré les promesses des islamistes qu’ils ne chercheraient pas vengeance. « À Kaboul, les talibans sont venus toquer à ma porte trois fois. On a fui au milieu de la nuit », précise ce quinquagénaire à la voix douce, les yeux humides.

Cette famille de sept personnes – les parents et cinq enfants – vit comme des fugitifs dans deux chambres qui se font face. Chacun n’a emporté qu’un petit sac à dos de cinq kilos. Le poids de toute une vie. « Nous avons tenté à plusieurs reprises de quitter le pays via l’aéroport de Kaboul mais ça n’a pas fonctionné. Donc, maintenant, on tente notre chance ici. Je veux simplement offrir un avenir à mes enfants et qu’ils puissent faire des études. Parce que maintenant, en Afghanistan, ce n’est plus possible. Avec le retour des talibans, notre pays a fait un bond en arrière de 20 ans », se désole-t-il. Ironie du sort, taliban signifie « étudiants » en langue pachtoune. Faire des études, c’est tout ce que souhaite sa fille, Malala (un pseudonyme qu’elle a choisi elle-même, en référence au Prix Nobel de la paix Malala Yousufzai, qui milite pour la scolarité des femmes et a été blessée par balles par des talibans). « À Kaboul, nous avions une très bonne vie, mais quand les talibans se sont emparés de la ville, nous avons dû tout abandonner, explique la jeune fille de 17 ans. Maintenant, nous comptons aller aux États-Unis, et moi, j’aimerais devenir docteure. »

L’hôtel, avec sa piscine, ses chambres spacieuses et sa salle de sport, était une cachette de choix. Jusqu’à ce que les insurgés de la province se décident à y organiser leurs réunions dans la salle de conférences du premier étage. C’est ainsi que le gouverneur Malawi Qudratullah Hamza, toujours suivi de ses deux molosses, a débarqué un soir sous le regard écarquillé de familles qui ont tout quitté pour fuir les talibans – et les croisent désormais dans l’ascenseur.

Des enfants transportant de l’eau marchent sous une affiche du commandant Ahmad Shah Massoud dans le centre-ville de Kaboul, le 12 septembre 2021. Hoshang Hashimi/AFP

« Si je faisais de la musique dehors… »

La ville du Nord semble être devenue un refuge pour le tout-Kaboul, des tours d’hôtel aux caves d’amis. Depuis l’arrivée au pouvoir des nouveaux maîtres du pays, c’est le nouveau rituel d’Ahmad Fardin : s’enfoncer sous terre pour continuer à faire de la musique en toute discrétion. « Je joue dans le sous-sol car d’ici, on ne peut pas m’entendre. Si je faisais de la musique dehors, peut-être que les talibans viendraient pour me tuer », assure l’artiste en montrant d’un geste de la main la cave d’un ami qui lui sert désormais de studio. Des combattants ont débarqué dans son bureau il y a trois semaines et ont détruit ses instruments de musique avec la crosse de leurs fusils, le poussant à quitter Kaboul au plus vite. Dans sa fuite, il a emmené sa femme, leurs quatre enfants et son harmonium, miraculeusement rescapé de la fureur des talibans. Il soupire : « Je n’ai plus aucune perspective d’avenir maintenant qu’ils sont au pouvoir. »

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Le nouveau régime va-t-il interdire la musique en Afghanistan comme lorsqu’il était au pouvoir il y a 20 ans? C’est la question que se posent aujourd’hui les musiciens du pays. Si aucune décision formelle n’est pour le moment entrée en vigueur, les menaces et agressions se multiplient. Le 27 août dernier, le chanteur folklorique Fawad Andarabia été tué d’une balle en pleine tête. Un assassinat qui aurait eu lieu à titre de prévention. Interrogé par L’OLJ sur la possibilité d’une interdiction de la musique, Zabihullah Nourani, responsable de l’information et de la culture de la province de Balkh, donne une réponse volontairement vague qui laisse la place au doute. « Si c’est en accord avec les règles de l’islam, nous le permettrons et tenterons même d’en faire la promotion. Les poèmes et les musiques qui respectent les réglementations islamiques seront autorisés », affirme celui qui n’avait que huit ans lors de la chute du premier régime taliban. Ahmad Fardin s’assied en tailleur dans la pénombre, ouvre son harmonium et entonne une chanson populaire. « Les fleurs éclosent et créent un printemps de liberté », chante-t-il, peut-être pour la dernière fois à l’intérieur de son pays natal. Un ami cinéaste, présent dans la pièce, ne peut retenir une larme.

« Les criminels ont peur des talibans »

Perché à l’entrée du tunnel du col de Salang – interminable boyau sombre et suffocant qui aurait pu servir d’inspiration à Dante –, un drapeau blanc des talibans claque au vent, érigé tout récemment. « Avant, à la place, il y avait un portrait du commandant Massoud, mais quand les talibans sont arrivés ici, ils ont tiré des rafales dessus et l’ont jeté au sol avant de le piétiner », témoigne Ahmadullah, 48 ans, qui gère une petite échoppe à l’entrée du tunnel. Qu’en pense-t-il ? « Ce serait dangereux pour moi de vous donner mon opinion sur ce drapeau », répond ce père de sept enfants.

Malgré l’heure tardive, des centaines de voitures et camions en route vers Kaboul continuent de s’engager dans le tunnel construit sous la montagne par les Soviétiques. Il y a encore un mois, Rapiq, 55 ans – dont 36 en tant que chauffeur –, aurait refusé de rouler de nuit. Trop dangereux, assure-t-il. « Il y a des bandits qui descendaient des villages pour braquer ou kidnapper contre une rançon. Moi-même, on m’a déjà volé un jour mon argent, mes deux téléphones et ma veste », raconte-t-il lors d’une pause au bord de la route. Mais ça, c’était avant. « Maintenant, les criminels ont peur des talibans et la route est enfin sécurisée ! » se réjouit le chauffeur, en partance pour Kaboul. Il l’ignore encore, mais la capitale est un champ de bataille.

Les coups de sommation éclatent dans le ciel pour disperser la foule de manifestantes regroupées en face de l’ambassade du Pakistan. Mais rien n’empêchera la centaine de femmes de manifester leur opposition aux talibans et à Islamabad, accusé de soutenir le mouvement islamiste. Des hommes armés tentent de les faire partir mais elles tiennent bon et crient encore plus fort. « Nous voulons la liberté, la liberté, la liberté ! Nous voulons la paix. Nous voulons un pays libre. Nous voulons que les services de renseignements pakistanais sortent de ce pays. Partez, partez! s’époumone une dentiste de 25 ans. Nous n’avons pas peur des talibans. Nous n’avons pas peur de leurs armes. Nous allons nous battre. » « Les femmes devraient être autorisées à rejoindre le gouvernement », renchérit une autre manifestante, son foulard mauve laissant s’échapper des mèches brunes. « Tais-toi ! » beugle un commandant taliban nommé Janral Mubin. « Mon frère, écoutez-moi », lui répond calmement la jeune femme, alors que l’homme, épais comme deux talibans, fonce sur elle. « Non, ne me touchez pas ! Ne m’approchez pas ! Pourquoi est-ce que vous ne me laissez pas parler ? Ayez du respect pour nos droits ! » hurle-t-elle en pointant un doigt entre les deux yeux du talib.

Ont-ils vraiment changé en vingt ans ? Peu probable, répondent des Afghanes qui, elles, refusent de remonter dans le temps. « T’es une gangster », l’insulte l’homme armé d’un fusil d’assaut. « Non, c’est vous qui n’êtes qu’un gang ! Pas moi ! » lui rétorque l’activiste, un courage à 9 sur l’échelle de Richter. Elle ajoute, avant de tourner les talons : « On ne veut pas de problèmes, on est simplement ici pour faire respecter nos droits et notre honneur. »

À Mazar-e Charif, capitale de la province de Balkh dans le nord du pays, la République déchue et l’émirat naissant cohabitent pour quelques jours encore, du moins en apparence. Un portrait en mosaïque du commandant Ahmad Shah Massoud, figure historique de la résistance contre les talibans, côtoie une affiche du mollah Omar, borgne fondateur du mouvement islamiste. Des combattants...

commentaires (1)

Au moins ils ont éradiqué la corruption et il y a un pouvoir en place qui inspire le respect et peut faire respecter des lois. Ils ont tout a reconstruire avec des perspectives de croissance excellentes. C'est un bon point de départ. Le Liban devrait s'en inspirer au lieu de critiquer. .

Mago1

15 h 26, le 14 septembre 2021

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Commentaires (1)

  • Au moins ils ont éradiqué la corruption et il y a un pouvoir en place qui inspire le respect et peut faire respecter des lois. Ils ont tout a reconstruire avec des perspectives de croissance excellentes. C'est un bon point de départ. Le Liban devrait s'en inspirer au lieu de critiquer. .

    Mago1

    15 h 26, le 14 septembre 2021

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