Portraits

La fin d’un deuil

La fin d’un deuil

Le Paradis de Giovanni di PaoloD.R.

Un mois à Sienne de Hisham Matar, traduit de l’anglais par Sarah Gurcel, Gallimard, 2021, 144 p.

Il y a des choses dont il est difficile de parler sans tomber dans le cliché ; sur lesquelles il est malaisé d’écrire sans énoncer des niaiseries, ou sans paraître naïf. Des sujets comme l’espoir, la foi, la beauté, la gratitude, l’amitié, l’amour, la joie, le bonheur sont en effet d’inépuisables réservoirs d’idées reçues – ce qui expliquerait, peut-être, pourquoi nombre d’écrivains ne les abordent qu’indirectement, avec ironie, voire parfois avec un certain cynisme.

Hisham Matar est un écrivain dénué de tout cynisme – chose assez rare. Les quatre livres qu’il a publiés jusqu’à ce jour, deux romans et deux récits autobiographiques, sont tous des textes poignants ; leur ton est grave, presque solennel. C’est qu’ils sont, en un sens (et comme lui-même le dit dans certains de ses entretiens), des élégies.

Toutefois, l’écriture élégiaque de Hisham Matar, quoique empreinte de nostalgie, de mélancolie et de tendresse, n’est ni sentimentale ni plaintive ; elle est lucide et même, occasionnellement, quelque peu dure. Elle est une tentative sans cesse renouvelée – traversant les quatre livres – de faire face aux deux pertes majeures qui ont bouleversé la vie de cet auteur anglo-libyen, né en 1970 : la perte de sa patrie, la Lybie, que sa famille a fuie en 1979 pour se réfugier au Caire, et à laquelle Matar n’est plus retourné qu’en 2012, peu après la chute de Kadhafi et deux ans avant que le pays ne sombre dans la guerre civile ; et la perte de son père, Jaballa Matar, dissident politique enlevé en 1990 par la police secrète égyptienne, livré au régime libyen, enfermé dans la célèbre prison d’Abou Salim, à Tripoli, puis disparu dans les geôles du dictateur sans laisser de traces.

La disparition de ce père, dont la mort n’a jamais pu être confirmée, a creusé un trou dans l’existence de son fils : trou qui s’est élargi pour devenir une béance, un gouffre blanc s’élargissant encore et encore, un vide immense qui aspire tout et par lequel le fils est constamment sur le point d’être englouti.

Risquons une hypothèse : écrire – écrire sur son père, sur sa disparition – a été pour Hisham Matar une méthode de survie, un moyen de résister à l’attraction de ce gouffre blanc. Recréer le père – ou son double fictionnel – avec des mots et des phrases afin de pouvoir affronter son absence si prégnante et pesante : ainsi pourrait-on lire ses deux premiers livres. En effet, dans chacun de ces romans, l’auteur a réinventé un épisode majeur de la biographie de son père : sa dissidence politique et ses activités clandestines contre la dictature de Kadhafi dans Au pays des hommes ; son enlèvement et l’impossibilité consécutive de savoir quoi que ce soit sur son sort dans Anatomie d’une disparition.

Or il semble que cela n’a guère été suffisant et que le travail de deuil – peut-être figé dans l’une de ses étapes initiales – en était encore et toujours à ses balbutiements. Il fallait sans cesse le reprendre. Bien entendu, une telle situation aurait pu s’éterniser.

Mais en 2011, l’Histoire est intervenue : c’est la révolution libyenne et la chute du régime. Hisham Matar peut désormais retourner dans sa patrie et y mener une enquête sur le sort de son père. Après beaucoup d’hésitation, il prend l’avion à destination de Benghazi en mars 2012.

Ce retour en Libye après plus de trente années d’absence, il l’a relaté dans La Terre qui les sépare, un récit autobiographique bouleversant, qui a remporté le prix Pulitzer en 2017. Durant ce séjour d’un mois, Matar n’a pu retrouver aucune trace de son père. Et cependant, le simple fait de revoir son pays d’origine s’est avéré suffisant pour que les digues de la mémoire se rompent. Tout le passé tenu à l’écart – et peut-être refoulé en partie – a explosé : le passé de l’auteur et celui de sa famille, mais également le passé de la Libye. La Terre qui les sépare est une sorte de symphonie éblouissante, à la fois douloureuse et exaltée, où de nombreuses temporalités résonnent simultanément, s’interpénètrent. Ce livre très sombre est paradoxalement jubilatoire. L’écrire a dû être pour Matar une entreprise tellement libératrice, lui permettant d’accéder à beaucoup de souvenirs demeurés occultés jusqu’à présent, et de commencer à se déprendre du fantôme de son père.

Cet effet libérateur se confirme par son livre suivant, le dernier en date, un récit très singulier dans lequel il raconte son séjour d’un mois à Sienne. Matar avait toujours désiré visiter cette ville italienne afin d’y voir les chefs-d’œuvre de l’école siennoise de peinture, qui s’étend du XIIIe au XVe siècles et pour laquelle il avait développé une mystérieuse fascination en 1990, quelques mois après l’enlèvement de son père. Mais ce voyage, il l’avait sans cesse différé et ne s’est décidé à l’entreprendre qu’une fois terminée l’écriture de La Terre qui les sépare, travail de longue haleine qui lui a pris trois ans.

Donc, le voilà seul dans cette petite ville médiévale, où il ne fait que se promener, admirer des tableaux et, parfois, s’asseoir sur un banc dans un cimetière. Et c’est ainsi qu’en apparence, Un mois à Sienne se réduit au simple récit des déambulations de l’auteur, à la description des tableaux qu’il regarde (des descriptions magnifiques, qui font aimer ces tableaux avant même de voir leurs reproductions incluses dans le livre), et à la relation des pensées qui lui traversent l’esprit alors qu’il est assis dans le cimetière. Or ce qui frappe d’abord dans ce court livre, c’est le sentiment de sérénité qui en émane. Un sentiment d’extraordinaire sérénité, mais aussi de joie, d’espoir, voire de bonheur, et, parallèlement, en sourdine, une immense tristesse, pleinement reconnue, acceptée.

Car ce que Hisham Matar découvre à Sienne, c’est qu’il s’y est rendu pour faire, enfin, le deuil de son père. « J’ai trouvé à Sienne, écrit-il, quelque chose que je serais bien incapable de décrire mais que je cherchais depuis longtemps, et qui est arrivé à une période charnière, à savoir l’intervalle entre la fin de l’écriture d’un livre et sa publication, et aussi à l’étrange jonction de deux événements contradictoires : le joyeux accomplissement d’avoir terminé ce livre et la triste maturation de l’idée, incontournable à présent, que je vivrais le reste de mes jours sans savoir ce qui est arrivé à mon père, comment ou quand il est mort, et où il pourrait reposer. »

Ce qu’il trouve à Sienne, c’est une forme de réconciliation avec le monde, et ce malgré toutes les horreurs qu’il renferme, malgré son caractère essentiellement tragique. Une telle réconciliation peut se réaliser grâce à l’art, toutes les grandes œuvres d’art pouvant, selon Matar, être lues comme « des gestes d’espoir, et aussi de désir, le passage à l’acte de l’ambition secrète qu’a l’esprit humain de se connecter avec l’être aimé, voir le monde à travers ses yeux, parcourir la tragique distance intime qui sépare l’intention et la formulation, pour qu’enfin nous puissions être compris ». Elle peut également s’accomplir grâce à l’amour, qui permet lui aussi d’accéder véritablement au point de vue de l’autre et, simultanément, d’être pleinement reconnu – et compris – par lui. Dans des pages émouvantes et limpides, Matar exprime tout son amour pour sa femme, Diana, et lui dit sa gratitude immense, estimant qu’avoir passé avec elle près de la moitié de sa vie a été pour lui une chance extraordinaire, et doutant qu’il aurait pu écrire quoi que ce soit s’il ne l’avait pas aimée.

Peu après avoir quitté Sienne, Hisham Matar doit se rendre à New York pour le travail. Là-bas, chaque semaine, d’abord seul, puis avec sa femme Diana, il va au Metropolitan Museum of Art regarder Le Paradis du peintre siennois Giovanni di Paolo. Le tableau représente des retrouvailles dans l’au-delà : « Elles se font deux par deux, en face à face, et on s’y prend les mains. » Des êtres qui s’aiment et qui, après une longue et douloureuse séparation, se retrouvent au paradis. Ils se regardent dans les yeux, heureux, se reconnaissant l’un l’autre.

« Nous nous réjouissions par avance de ces visites (au Metropolitan Museum of Art), écrit Matar, comme si nous allions retrouver un vieil ami. » Même s’il ne le dit pas explicitement, il est clair qu’il a retrouvé son père. Dans un tableau de l’école siennoise représentant le paradis.


Un mois à Sienne de Hisham Matar, traduit de l’anglais par Sarah Gurcel, Gallimard, 2021, 144 p.Il y a des choses dont il est difficile de parler sans tomber dans le cliché ; sur lesquelles il est malaisé d’écrire sans énoncer des niaiseries, ou sans paraître naïf. Des sujets comme l’espoir, la foi, la beauté, la gratitude, l’amitié, l’amour, la joie, le bonheur sont en effet...
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