Critiques littéraires

Toujours recommencée

Écrirait-on sans entêtement ? Sans mots obsédants, tenaces, irréductibles ? Sans ces « serpents qui sifflent sur nos têtes » et dans nos corps ? Sans expier leur venin fertile ? Y aurait-il poésie sans la mort ? Sans sa mort. Vénus Khoury-Ghata aura passé sa vie à répondre que non, elle qui a « creusé (sa) couche dans la pelletée de terre lancée à la figure du jour ».

Toujours recommencée

© Louis Monier / Gamma-Rapho

Éloignez-vous de ma fenêtre de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2021, 118 p.

Une personne qui survit à l’être aimé se fait fatalement archéologue du sens de la vie et de l’univers, vouant sa vie à l’exploration des traces que sa disparition aura gelées dans le marbre de la dalle, déchiffrant leur implicite, imaginant leurs manques, interprétant leurs non-dits. Elle devient sémiologue des appels ténus et des silences sourds de l’au-delà et l’en-deçà des choses, décryptant sa culpabilité d’être restée en vie, tendant une oreille inouïe aux moindres échos du passé qui ne le sont plus.

Vénus Khoury-Ghata, elle, s’est fait poète pour que, dans chacun de ses poèmes, gravier, caillou et pierre – « tricotée, une pierre à l’endroit, une pierre à l’envers » – viennent dire, lancinants et obsessionnels, ce qu’elle refuse de considérer comme définitif : « Il faut être très mort pour ne pas revenir. »

Dans Éloignez-vous de ma fenêtre, tout se passe comme si on passait de la mort chez soi – « un seul homme est mort et la vie s’est arrêtée à jamais » – à l’apothéose, celle de la mort d’une ville et de la nation du 4 août 2020 Beyrouth. De la mort avec soi, cette mort avec laquelle on a tellement vécu qu’elle devient familière malgré le refus absolu « l’urne de ses cendres trônait toujours sur la cheminée », à la mort totale « pas un seul survivant, tous morts », avec pour étape intermédiaire, purgatoire avant l’enfer, ces Scènes de la vie ordinaire que l’auteure aurait pu nommer « scènes de la mort ordinaire ». La rage au ventre, la mort apprivoisée devient un membre de la famille, dont on « essuie la photo avec le pan de la robe », toujours là, présente dans son cadre éternel « où il est chez lui », celle qu’on interroge tous les jours « pourquoi est-il ici, qui l’y a amené », la rendant ainsi une sorte de mort vivante !

Tous les gestes de la vie quotidienne, « vérifier si ses lunettes ont trouvé la page cornée du livre qu’il lisait », « mouiller la farine avec l’eau du robinet », « s’appuyer sur le manche de sa pelle », « s’étirer, faire craquer ses jointures », tout ce qui meuble la durée d’une vie, tout ce que l’on entreprend chaque instant ne prennent leur sens que parce qu’il est parti « sur un chemin qui l’a vu partir », parce qu’une « femme est jetée dans l’étang » comme un caillou ricochée, parce que la mère vivait « de l’autre côté des choses, nue d’elle-même ».

Telle la mer « toujours recommencée » pour Valéry, la mort pour Vénus fait partie de sa vie comme aucun poète ne l’a jamais écrit.


Éloignez-vous de ma fenêtre de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2021, 118 p.Une personne qui survit à l’être aimé se fait fatalement archéologue du sens de la vie et de l’univers, vouant sa vie à l’exploration des traces que sa disparition aura gelées dans le marbre de la dalle, déchiffrant leur implicite, imaginant leurs manques, interprétant leurs non-dits. Elle devient...

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