Critiques littéraires

Asphyxie dans une atmosphère empoisonnée

Vendredi 23 juillet 2021.

Je venais à peine de terminer la lecture du roman le plus noir qu’il m’ait été donné de lire, le dernier livre de Jabbour Douaihy, Sammon fi el-hawa’ (Il y a du poison dans l’air), qu’un message m’apprend le décès de l’auteur emporté par la maladie. Je venais de lire sa description de l’explosion du 4 août 2020 qui ravagea Beyrouth, emportant plus d’une âme innocente dans la spirale du champignon mortel. J’ai refermé le roman en me disant : que puis-je encore dire et écrire puisque la fatalité du destin vient de mettre un point final à toute parole que j’aurais pu énoncer ?

Quel étrange récit au rythme infernal. Quelle richesse inouïe dans les renversements de situations qui se télescopent au gré du vent. Quel sens aigu de la fatalité cruelle du destin. Quelle prouesse dans la détermination à mettre en jeu des personnages multiples invariablement anonymes. Aucun d’eux n’est présenté par un nom qui l’identifie, pas même l’auteur du récit qui s’exprime à la première personne de page en page. Est-ce une autobiographie de Jabbour Douaihy lui-même ? Pas vraiment ; même s’il se sert de lieux et de situations que le lecteur averti peut identifier. Il nous révèle uniquement les noms de Tripoli, Beyrouth, l’hôtel Béryte-Sur-Mer ainsi que la localité de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire. Nous ne connaîtrons les personnages qu’indirectement : le professeur de mathématiques, le voisin buveur d’arak, l’ami arménien de l’hôtel, la tenancière, l’épouse philosophe etc. Rien n’existe en soi. Tout se trouve simplement là dans une sorte de jeu de rôle avec ce que je n’oserai pas appeler le héros principal, c’est-à-dire le conteur aussi inconsistant qu’un fétu de paille emporté par le vent ou une épave voguant sur une mer déchaînée. Existe-t-il vraiment ? En tout cas, il n’arrête pas de parler dans une profusion d’images qui se juxtaposent à la queue-leu-leu sans vraiment s’enchaîner selon un temps linéaire et diachronique. Chaque situation décrite se suffit à elle-même. Elle s’enferme, telle une bulle, dans un espace sans temps. La première aurait pu tout aussi bien être la dernière ou, comme le dit le poète T. S. Eliot « En mon commencement est ma fin ». Jabbour se réfère à Gérard de Nerval, Stéphane Mallarmé et T. S. Eliot pour dire l’immensité du désespoir, la noirceur des ténèbres existentielles, l’épaisseur de la nuit ontologique de l’homme, nuit sans issue, nuit sans lendemain, nuit qui ne peut se résoudre que dans la contemplation de l’Être en tout point semblable au Néant. Rares sont les auteurs, tragiques ou élégiaques, qui ont su traduire une telle atmosphère oppressante, étouffante, asphyxiante, de cette pseudo-biographie.

Mais qui parle ? Qui est ce conteur ? Un pauvre garçon qui n’a pas demandé à naître mais qui est venu au monde dans un Liban qui, à partir des années 1950, deviendra une terre de malédiction. C’est le petit garçon d’une photo couleur sépia assis sur un haut tabouret à côté de sa tante hémiplégique assise dans son fauteuil. Tous les deux ont un regard inexpressif d’hébétude et de sidération, tant ils sont écrasés par les forces du destin contre lequel ils savent qu’ils ne peuvent rien. Spectateurs muets, impassibles et résignés, de la fatalité qui les pétrit et les malaxe. À leur pied, un petit chien appelé Fox qui reflète l’unique souffle de vie au milieu de ce récit sépulcral et dantesque. C’est d’ailleurs le seul personnage du roman dont on nous révèle le nom qui l’identifie à lui et à nul autre que lui.

Mais encore, qui est donc cet auteur étrange ? Serait-ce Jabbour lui-même qui se résout à nous entrouvrir son âme de victime de la tragique destinée libanaise à laquelle il est impossible d’échapper ? Son style, qui se veut aussi froid et neutre que l’objectif d’une caméra, parvient difficilement à dissimuler la douloureuse amertume qu’il révèle, à l’aide de touches discrètes, par un sarcasme souvent ironique, un humour noir ou tout simplement un effort de fausse indifférence par rapport à la situation épouvantable qu’il esquisse.

Tout lecteur familier de l’œuvre de ce grand écrivain devinera tout de suite que ce dernier roman est un condensé de tous ses héros antérieurs : Nizam de Saint Georges regardait ailleurs, Ismaïl du Quartier américain et Farid du Manuscrit de Beyrouth. Tous sont là dans la tête de celui qui parle, en compagnie de multiples autres figures ; une galerie de héros tragiques dépossédés de leur identité, vidés de tout relief ontologique, dépouillés de tout espace de représentation, simples marionnettes tirées par les ficelles implacables de l’antique fatum. Il pleut des bombes un jour ? C’est aussi banal que la pluie qui tombe. « Épiphénomène », explique le conteur, devenu membre d’une petite cellule trotskyste.

Jamais on n’a aussi bien décrit la noirceur de charbon de l’existence humaine, victime du vouloir supérieur qui écrase l’homme, surtout au Liban.

La noirceur mélancolique est sa condition de vie. Il essaie d’oublier, par des divertissements au sens pascalien. De la première à la dernière page, il sait qu’il a perdu et qu’il ne lui reste plus qu’à tenter de fuir, de divertir sa destinée, fut-ce en éviscérant et désentripaillant les bêtes de boucherie ou en s’occupant des dépouilles cadavériques, voire en jouant au terroriste sans réaliser ce que cela signifie pour le monde qui l’entoure mais qui n’existe pas.

Une mince lueur d’humanité luit comme un cierge dans une église au milieu de la nuit. Il console sa maman atteinte de démence précoce et qui pleure doucement sur son épaule. Après son décès, il sanglote dans sa chambre, ce qui ne l’empêche pas de tenter de tuer la professeure de philosophie qu’il a épousée sans trop savoir pourquoi, en tout cas sans désir. Jouissance sans désir, mais jouissance tout de même. Ceci ne l’empêche pas à faire des exercices de tirs au fusil avec de vraies balles, quitte à provoquer les pires catastrophes et à répandre le sang… Des broutilles somme toute, des épiphénomènes pour trotskystes. Et puis, et puis… C’est l’apothéose de l’épiphénomène suprême : le champignon de l’explosion apocalyptique de Beyrouth en ce 4 août 2020.

Jabbour n’est plus de ce monde pour nous éclairer sur les énigmes de cet exceptionnel roman. Il est parti sur les ailes d’un nuage, emportant avec lui son secret le mieux gardé : son propre génie.

Sammon fi el-hawa’ (Il y a du poison dans l’air) de Jabbour Douaihy, édtions Dar al-Saqi, 2021.

Vendredi 23 juillet 2021.Je venais à peine de terminer la lecture du roman le plus noir qu’il m’ait été donné de lire, le dernier livre de Jabbour Douaihy, Sammon fi el-hawa’ (Il y a du poison dans l’air), qu’un message m’apprend le décès de l’auteur emporté par la maladie. Je venais de lire sa description de l’explosion du 4 août 2020 qui ravagea Beyrouth, emportant plus...

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