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Nos Lecteurs ont la Parole

Beyrouth mon amour ; 4 août 2020 18h08

Une explosion. Sourde. Puissante. Une impression de fin de monde. Pourtant, je ne suis pas à Beyrouth. La terre tremble sous mes pieds. Mon premier réflexe est de m’éloigner des vitres et de me terrer dans le corridor entre quatre murs. J’attends la deuxième frappe et je me demande ce que les Israéliens peuvent bien cibler dans le Metn, si près de mon lieu de vie.

J’ai clairement entendu les avions juste après l’explosion. Toute tremblante, je commence par appeler mes proches pour m’assurer qu’ils vont bien. Mon fils, dont les bureaux se trouvent à Mkallès, me dit : «  C’est ici, les vitres ont volé en éclats et heureusement que nous nous sommes regroupés loin des baies vitrées après la première explosion.  » La première explosion  ? Il y en a eu deux alors  ? Les messages commencent alors à pleuvoir : l’explosion a eu lieu à Beyrouth, mais personne ne sait encore où exactement. Chacun pense que c’est son propre quartier qui a été la cible de cet «  attentat  ».

J’appelle mon frère. Et là, d’une voix blanche, il m’annonce que l’appartement de maman situé à Mar Mikhaël a été soufflé entièrement, que maman a survécu par miracle, mais qu’elle est blessée à la jambe, projetée à terre par la puissance de la charge. Lui et ma nièce, qui célébrait ses 17 ans ce jour-là, venaient tout juste de se garer et de se diriger vers l’immeuble pour rendre visite à maman, lorsqu’ils ont perçu un sifflement énorme. Ils se sont précipités dans les escaliers, évitant (grâce à Dieu  !) de prendre l’ascenseur, et l’immeuble s’est effondré, les projetant sur les marches.

Arrivés au troisième étage, la porte était grande ouverte et maman étalée par terre sur les débris de ce qui lui faisait office de maison. Mon frère m’envoie des photos. Mon cœur manque de s’arrêter. Littéralement. Réveillant en moi des traumatismes anciens, ces fantômes contre lesquels je me suis longtemps battue avant de les reléguer dans un recoin de ma mémoire fermé à double tour.

C’est la cinquième fois que l’appartement de mes parents est démoli. Oui, c’est un peu trop dans une même vie. Mon frère m’enjoint de ne pas tenter de venir parce que la région est totalement impraticable. L’explosion a eu lieu au port, et nous avons une vue directe sur ses silos, à partir du balcon. Je suis encore loin de me douter qu’une grande partie de Beyrouth est rasée et que j’ai perdu des amis, qu’une véritable boucherie a eu lieu. Ça, je ne le saurais que le lendemain…

À un moment, mon frère m’annonce qu’il a trouvé de l’aide pour porter maman sur une chaise et la faire évacuer… Un ami à lui a réussi à se rapprocher du quartier avec sa voiture pour leur prêter main-forte. De notre côté, nous prenons vite le chemin vers Beyrouth pour les retrouver. Nous sommes loin d’imaginer que les hôpitaux de toutes les régions sont saturés et que trois d’entre eux sont complètement détruits. Mon frère, avec lequel je suis en communication permanente, me dit qu’ils vont tenter de la faire admettre dans un hôpital loin de la ville, en montagne, à Bhannès, où il suppose – à tort – qu’il serait moins engorgé. Nous sommes toujours bloqués dans un embouteillage monstre avec aucune possibilité de faire demi-tour. Il fait nuit. Les sirènes des ambulances crèvent nos tympans.

Impossible aussi de voir ce qui se passe vraiment. Je suis tétanisée. À un point précis, la route est barrée par l’armée qui oblige le flux de voitures à rebrousser chemin du côté de la sortie de Beyrouth. Enfin libérés de ce sur-place interminable, nous roulons très vite pour tenter de rejoindre mon frère à mi-chemin et prendre maman en charge. Nous avons fini par nous retrouver devant une pharmacie pas loin de chez nous, à Raboué. Maman, mon frère et ma nièce sont livides. La pharmacie grouille de monde. Le pharmacien suture des blessés à tour de bras, sans anesthésie. La vue du sang me donne un haut-le-cœur.

Je le supplie de venir voir ma mère en voiture, puisque sa blessure n’est pas externe. Il lui demande juste de bouger les orteils et lui prescrit des antalgiques.

Nous rentrons enfin et l’installons chez nous. Elle est prise de malaises successifs et il faut la réanimer avec nos moyens de bord. Puis elle vomit. Je lui demande si elle s’est cogné la tête. Elle m’assure que non. Nous lui mettons des glaçons sur son genou douloureux, et nous la laissons se reposer. Ce n’est que le lendemain, après avoir vu à la télévision l’ampleur des destructions, après avoir appris la mort d’amis proches et les atteintes d’autres par des blessures profondes, que je suis entrée dans un état de sidération qui ne me quittera plus et qui m’empêchera durant quatre longs mois de verser une seule larme.

Ce qui s’est passé est un carnage, un drame sans égal, dépassant de loin les films les plus sanglants de Quentin Tarantino. Mes vieux démons ont aussitôt refait surface et je n’ai plus dormi depuis. Pas une seule nuit réparatrice. Mon 2 avril 1981, que je brandissais à chaque fois comme le trophée d’une survivante, devenait un traumatisme relativement acceptable face à celui, collectif, innommable, des habitants de Beyrouth qui ont fait face à une explosion quasi atomique, la troisième en termes de puissance après Hiroshima et Nagasaki.

Quant à maman, véritable miraculée, elle a été opérée à froid, quelques jours plus tard de multiples fractures au tibia.

L’appartement de mes parents a été réparé quatre fois. Depuis le 4 août 2020, je n’arrive plus à compter que jusqu’à quatre. Lorsque j’ai été voir de plus près les dégâts dans la ville, mes jambes m’ont lâchée. Ça sentait partout la mort. Tout était fracassé, absolument tout. Ce souffle infernal avait tout balayé sur son passage et même si je n’étais pas sur place, il a réussi à emporter une partie de moi avec lui, puisqu’il a touché les miens…

C’était le coup de trop. Le coup de grâce. Non, cette fois-ci nous n’allons pas réparer l’appartement. C’est terminé. Nous allons nous en séparer en tentant de cohabiter avec les blessures de nos âmes meurtries.

Je ne veux ni oublier ni pardonner, je veux voir les meurtriers criminels de Beyrouth mourir de mort lente, comme celle qu’ils n’ont eu de cesse de nous insuffler au quotidien avant ce 4 août maudit.

La ligne de démarcation de ma vie a, depuis, changé de date. Le 4 août 2020 a remplacé le 2 avril 1981. Cette partie de moi qui avait tenté de survivre à la première catastrophe a été détruite avec cette dernière. Me voici de nouveau dans un entre-deux, entre la pulsion de mort, omniprésente, et celle de la survie, avec une tension de 6 sur 4 et un pouls imperceptible.

La vie, elle, m’a désertée depuis.

Un an plus tard, rien n’a changé, le traumatisme est toujours prégnant.

Lorsque je descends à Beyrouth, j’évite de passer par le port. Je fais toujours un détour. Je n’ai pas encore mis les pieds dans l’appartement de maman. Je compte me faire violence et m’y rendre ce 4 août 2021 pour être en communion avec toutes les victimes, celles qui sont parties et celles qui ont survécu. Je sais qu’une part d’eux, qu’une part de nous tous a été déchiquetée à jamais.

Je serai là pour réclamer que justice soit faite, pour scander ma colère, afin que les meurtriers soient désignés et jugés.

Nous ne pourrons commencer à faire un travail de deuil que lorsque nos morts, nos blessés, nos traumatisés seront vengés…

Beyrouth mon amour

4 août 2020 18h08

Une date, une heure, marquées au fer rouge dans les tréfonds de nos entrailles.


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Une explosion. Sourde. Puissante. Une impression de fin de monde. Pourtant, je ne suis pas à Beyrouth. La terre tremble sous mes pieds. Mon premier réflexe est de m’éloigner des vitres et de me terrer dans le corridor entre quatre murs. J’attends la deuxième frappe et je me demande ce que les Israéliens peuvent bien cibler dans le Metn, si près de mon lieu de vie.J’ai clairement...

commentaires (1)

Bouleversant...

rolla aoun

10 h 53, le 03 août 2021

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Commentaires (1)

  • Bouleversant...

    rolla aoun

    10 h 53, le 03 août 2021

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