Après que l’ancien chef du gouvernement Saad Hariri a annoncé mardi la présentation prochaine par son bloc parlementaire d’une pétition visant à suspendre les articles de la Constitution et de lois relatifs aux immunités de tous les responsables du pays, L’Orient-Le Jour a sollicité les commentaires de deux spécialistes de droit public. Salah Honein, ancien député et avocat, et Rizk Zgheib, avocat et maître de conférences à la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, affirment en substance qu’un crime comme celui de la double explosion au port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020, n’est pas soumis à l’immunité ministérielle par les textes constitutionnels et légaux. Tous deux se prononcent toutefois en faveur de l’abolition de toute immunité et de tout privilège de juridiction pour que, disent-ils, l’égalité devant la loi soit garantie face à toute situation.
Dans une conférence de presse tenue mardi à la Maison du Centre, M. Hariri a annoncé « une proposition pour suspendre tous les articles constitutionnels et légaux accordant une immunité ou des procédures spéciales de jugement pour le chef de l’État, le Premier ministre, les ministres, les députés, les juges, les fonctionnaires et même les avocats ».
Sa démarche intervient alors que de nombreux blocs parlementaires, dont le sien, manœuvrent ces dernières semaines pour soustraire à l’enquête du juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, les députés et anciens ministres mis en cause par celui-ci, et que d’autres acteurs politiques tentent de leur côté d’y soustraire des responsables sécuritaires.
Problème de crédibilité
Dans son commentaire sur le retournement de position de M. Hariri, l’ancien député Salah Honein estime qu’il s’agit d’« une parole politique qui n’est plus crédible ». « Pour être sérieuse, une telle proposition aurait dû être présentée lorsque son auteur était au pouvoir », martèle-t-il. « Saad Hariri a pris les rênes du gouvernement à trois reprises sans jamais entreprendre une telle démarche. À présent qu’il n’occupe plus le poste de président du Conseil des ministres, il est difficile que sa parole soit associée à une quelconque réalisation », ajoute M. Honein sans ambages.
« En tout état de cause, il est nécessaire que tous les citoyens soient sur un pied d’égalité devant la justice », poursuit l’ancien député, déplorant « le caractère clanique » de la société libanaise. « Pourquoi la poursuite d’un ministre, d’un fonctionnaire ou d’un avocat doit-elle recueillir l’accord des deux tiers du Parlement, ou l’autorisation d’un supérieur hiérarchique, ou encore celle du conseil de l’ordre des avocats ? » s’interroge le juriste, regrettant que « les clans soient protégés par leurs chefs ou par les organismes qui les dirigent ». Et d’ajouter : « Tant qu’il y aura des îlots de protection, notre société restera archaïque, sans s’ouvrir à la justice et à la citoyenneté. »
Concernant l’immunité du chef de l’État que M. Hariri inclut dans ses propos, Salah Honein relève que « pour une violation de la Constitution, une haute trahison ou un délit de droit commun, la Constitution édicte que le président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés décidant à la majorité des deux tiers de ses membres ». Selon lui, il est opportun d’amender la loi constitutionnelle en vue de « soumettre l’ensemble de ces actes à la justice pénale ordinaire, dans l’esprit d’assurer l’égalité de tous devant la loi ».
Mardi, Saad Hariri avait par ailleurs affirmé que les ministres bénéficiaient d’immunités constitutionnelles. Un point réfuté par Salah Honein. « Contrairement à ce qui est communément dit, le chef du gouvernement et les ministres ne jouissent pas d’immunité lorsqu’il s’agit d’un crime comme celui de la double explosion au port de Beyrouth. » Quant à l’immunité des ministres pour les cas de haute trahison et de manquements aux obligations ministérielles, l’avocat prône de l’abolir, soulignant que « la justice ne doit plus être obstruée par les deux barrages que constituent actuellement le vote des deux tiers du Parlement et la Haute Cour chargée de juger les présidents et les ministres ».
« Un pas en avant »
Pour sa part, Rizk Zgheib relève que M. Hariri a invoqué dans son point de presse la compétence constitutionnelle de la Haute Cour dans l’affaire de la double explosion au port. Or, indique ce spécialiste, ce privilège de juridiction en faveur des ministres ne s’applique pas en cas de crime. Il cite « une jurisprudence constante de la Cour de cassation » selon laquelle « même lorsqu’il est commis pendant l’exercice des fonctions de ministre, un acte constituant un crime relève de la justice ordinaire ». « En l’espèce, il n’y a pas lieu de lever des immunités pour que le juge Bitar soit compétent. Nul besoin d’amender donc la Constitution, il suffit de l’appliquer », fait observer le juriste. Approuvant plus généralement la suppression de toute immunité, « sauf celle relative à l’action parlementaire, qui est d’ordre public », il décrit l’initiative de Saad Hariri comme « un pas en avant », mais déplore qu’elle vise seulement à « suspendre » les immunités plutôt qu’à les « abolir » une fois pour toutes.
Quant aux conditions de modification de la Constitution, M. Zgheib affirme que la pétition initiée par M. Hariri nécessite la signature de dix députés. Le document devra être soumis à l’approbation des deux tiers des membres du Parlement et sera, le cas échéant, déféré au Conseil des ministres. Le gouvernement devra alors établir un projet de loi constitutionnelle dans un délai de quatre mois et l’envoyer à la Chambre des députés, dont les deux tiers des membres devront l’approuver pour le convertir en loi. Des étapes difficiles à réaliser en l’absence d’un gouvernement qui, s’il est formé, aura la latitude d’élaborer le texte sur une période allant jusqu’à quatre mois, alors que l’opinion publique attend depuis déjà un an pour connaître enfin la vérité sur les causes et les responsabilités du drame du 4 août.
L’ordre des avocats lève l’immunité de Zeaïter et Khalil
Dans le cadre de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, le conseil de l’ordre des avocats a levé hier l’immunité des deux députés et anciens ministres Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, également membres du barreau.
Les deux responsables ont été inculpés par le juge en charge de l’enquête Tarek Bitar, mais ils jouissent également d’une immunité parlementaire, d’où le fait qu’ils n’ont encore jamais comparu devant ce juge, ni devant son prédécesseur Fadi Sawan qui les avait également inculpés dans le cadre de cette enquête. Le juge d’instruction a demandé la levée de ces immunités, mais le Parlement a mis en marche depuis plusieurs jours un mécanisme permettant une enquête parallèle pour la poursuite des députés et anciens ministres Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter et Nouhad Machnouk. Une pétition parlementaire a même été signée pour revendiquer la compétence de la Haute Cour chargée de juger les présidents et les ministres, une juridiction qui n’a jamais siégé.
Beaucoup voient dans ces manœuvres de parlementaires une volonté de torpiller l’enquête et d’empêcher les poursuites contre leurs collègues inculpés dans le cadre de cette affaire. Cette démarche de l’ordre des avocats a donc une portée pratique et morale non négligeable.
« L’ordre des avocats a levé l’immunité des avocats Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil dans l’enquête sur l’affaire du port. Et c’est bien ! » a tweeté hier Nizar Saghiyé, avocat et directeur de l’Agenda légal. « Votre immunité est artificielle, la décision revient au peuple », a pour sa part commenté l’activiste et avocat Wassef Haraké sur Facebook.
commentaires (6)
Hariri visait surtout Aoun, dorénavant son ennemi déclaré, espérant le traduire en justice pour ses innombrables exactions.
Esber
22 h 07, le 29 juillet 2021