Rechercher
Rechercher

Moyen-Orient - Éclairage

Le coup de force de Saïed en Tunisie menace les intérêts turco-qataris

Les récents événements pourraient renverser certains pions stratégiquement placés par Doha et Ankara au cours des dix dernières années.


Le coup de force de Saïed en Tunisie menace les intérêts turco-qataris

Le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue tunisien Kaïs Saïed, le 25 décembre 2019 à Tunis. Photo AFP

Dix ans après le printemps arabe qui a porté au pouvoir le parti islamo-conservateur tunisien et proche des Frères musulmans Ennahda, le Qatar et la Turquie ont plus que jamais les yeux rivés sur Tunis depuis le coup de force amorcé dimanche soir par Kaïs Saïed. Au cours d’une déclaration surprise, le président tunisien a annoncé le gel des activités du Parlement au sein duquel Ennahda est la principale formation, avant de démettre ensuite le chef du gouvernement et le ministre de la Défense de leurs fonctions et de s’arroger le pouvoir exécutif. Si elle porte un coup à l’ordre institutionnel établi dans le sillage de la chute de Zine el-Abidine Ben Ali en 2011 qui a été suivi d’une transition démocratique, cette décision pourrait aussi renverser les pions stratégiquement placés par l’axe turco-qatari en Tunisie en vue d’élargir son influence au Maghreb.

Prônant une vision régionale basée sur l’islam politique – bête noire de Riyad et Abou Dhabi –, Doha et Ankara se sont employés à renforcer leurs liens avec Tunis au cours de ces dix dernières années, notamment à la faveur de la présence d’Ennahda au sein du gouvernement tunisien entre 2011 et 2013. « Les relations du Conseil de coopération du Golfe (CCG) avec la Tunisie peuvent être vues sous le prisme de la compétition régionale pour l’influence et le pouvoir », observe Dania Thafer, directrice exécutive de l’institut Gulf International Forum (GIF) basé à Washington. « La Tunisie représente un champ de bataille stratégique pour les alignements géopolitiques des pays du CCG en Méditerranée », poursuit-elle.

Lire aussi

Kaïs Saïed, l’homme de tous les paradoxes


Signe du mécontentement de Doha et d’Ankara, les médias turcs et qataris se sont empressés de dénoncer avec virulence dès dimanche soir le « coup d’État » de Kaïs Saïed, tantôt considéré comme étant à la solde des Occidentaux, tantôt comme étant sous la coupe du bloc émirato-saoudien. Dans une vidéo publiée hier intitulée « Les influenceurs émiratis et saoudiens répandent-ils de la désinformation sur ce qu’il se passe en Tunisie ? », la chaîne de télévision publique turque TRT World et relais du régime de Recep Tayyip Erdogan affirme ainsi que plusieurs internautes saoudiens, émiratis et égyptiens sont à l’origine de tweets de propagande « alimentant le récit selon lequel les Tunisiens se dressent contre les Frères musulmans » et brossant ainsi « un certain tableau des événements ». Lundi, le porte-parole de la présidence turque, Farhettin Altun, invitait déjà sur son compte Twitter à suivre le compte officiel de TRT « pour (avoir) des mises à jour précises et fiables » sur la situation en Tunisie.

Coût politique et économique

Même son de cloche du côté de la presse qatarie où les commentateurs pointent du doigt un plan élaboré par Riyad et Abou Dhabi pour déstabiliser Tunis alors que les deux poids lourds du Golfe ont salué la décision de Kaïs Saïed. « Une guerre ouverte et féroce contre les acquis de la révolution tunisienne s’est déclarée ces derniers jours, menée par l’Arabie saoudite et les Émirats, et par leurs agents laïcs dans le but déclaré de faire tomber définitivement la révolution tunisienne et d’installer un criminel à la tête de l’État, comme cela s’est produit en Égypte », écrivait hier le commentateur Ibrahim Abdullah Sarsour dans les colonnes du quotidien progouvernemental al-Arab. Une couverture médiatique qui se trouve en ligne de mire de la présidence tunisienne. Lundi, le bureau à Tunis d’al-Jazeera, bras médiatique du Qatar, a été pris d’assaut par la police qui a sommé le média de fermer ses portes.

Alors que la Tunisie faisait déjà régulièrement l’objet d’un bras de fer médiatique entre les axes turco-qatari et émirato-saoudien, les prochaines évolutions sur la scène politique tunisienne pourraient avoir des répercussions de taille sur Ankara et Doha. « Bien que le Qatar ait appelé dans une déclaration officielle à la désescalade et à ce que toutes les parties travaillent ensemble, si le coup d’État déplace les dirigeants tunisiens vers l’orbite d’influence des Émirats, il sera coûteux politiquement et économiquement pour Doha », indique Dania Thafer. Entretenant des liens étroits avec Ennahda, l’émirat a aussi de bons rapports avec Kaïs Saïed. L’émir du Qatar, cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, a notamment été le premier dirigeant à rencontrer le président tunisien après son élection en 2019, tandis que Kaïs Saïed s’est rendu dans l’émirat en novembre dernier. Tablant sur une diplomatie économique et commerciale pour se rapprocher de Tunis, Doha est le premier investisseur arabe en Tunisie ces dernières années, suivi de près par Abou Dhabi qui figure en deuxième place. « Cette dynamique a de fortes chances de changer à mesure que la structure du pouvoir des partis politiques tunisiens évolue », fait remarquer Dania Thafer. Les liens privilégiés entre Doha et Tunis sont par ailleurs à nuancer : la Tunisie a maintenu une certaine politique de neutralité vis-à-vis des pays de la péninsule Arabique, en gardant par exemple ses distances sur le dossier du blocus imposé à Doha par Riyad et Abou Dhabi en 2017. Dans une position délicate, le président d’Ennahda – et président du Parlement – Rached Ghannouchi s’était pour sa part contenté d’appeler à la désescalade et d’exprimer « sa vive préoccupation », tandis que d’autres membres du parti islamo-conservateur avaient clairement affiché leur soutien au Qatar.

Concilier islam et démocratie

Les rapports entre Ankara et Ennahda sont cependant plus étroits et publiquement assumés, par le biais de l’AKP, au pouvoir en Turquie, et des liens personnels entre le reïs turc et Rached Ghannouchi. Depuis 2002, la mouvance islamo-conservatrice en Tunisie a vu dans la Turquie d’Erdogan un modèle qui est parvenu à concilier islam et démocratie. « Avec la victoire de Kaïs Saïed à l’élection présidentielle, Ennahda a toutefois perdu la main sur la diplomatie et tenté de mettre en place une sorte de diplomatie “parallèle” ou “populaire”, selon les termes employés par Ghannouchi », rappelle Maryam Ben Salem, maître-assistante en sciences politiques à la faculté de droit et de sciences politiques de Sousse.

Lire aussi

« Le peuple n’acceptera jamais une nouvelle dictature »

Provoquant des tensions avec le président tunisien, Rached Ghannouchi s’était rendu en Turquie en janvier 2020 pour rencontrer Recep Tayyip Erdogan, au moment où les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, soutenu entre autres par Le Caire et Abou Dhabi, se dirigeaient vers Tripoli en vue de mener une offensive contre le Gouvernement d’union nationale (GNA), largement appuyé par Ankara. Une rencontre au timing calculé, alors que la Tunisie partage une longue frontière avec la Libye où Ankara maintient des contingents depuis 2018. Le président turc veille néanmoins à soigner ses relations avec son homologue tunisien, qu’il rencontre pour la première fois en décembre 2019, pour évoquer « la coopération avec la Tunisie pour aider à un règlement du conflit libyen ». « Le coup de force politique du président Saied fait perdre à la Turquie un allié en matière de politique étrangère et pourrait éventuellement mettre à mal la coopération économique entre les deux pays, alors qu’un accord de libre-échange est entré en vigueur en 2013 et que les importations depuis la Turquie ont doublé entre 2011 et 2018 », souligne Maryam Ben Salem. Signe des appréhensions d’Ankara à un moment où il cherche à sortir de son isolement régional, les réactions du côté des officiels turcs ont été moins virulentes ces derniers jours que lors du renversement 2013 de l’ancien président égyptien issu de la confrérie des Frères musulmans, Mohammad Morsi.

Dix ans après le printemps arabe qui a porté au pouvoir le parti islamo-conservateur tunisien et proche des Frères musulmans Ennahda, le Qatar et la Turquie ont plus que jamais les yeux rivés sur Tunis depuis le coup de force amorcé dimanche soir par Kaïs Saïed. Au cours d’une déclaration surprise, le président tunisien a annoncé le gel des activités du Parlement au sein...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut