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Moyen-Orient - Éclairage

La technologie israélienne à l’assaut de la dissidence dans le monde arabe

Une quinzaine de médias internationaux ont révélé dimanche l’un des plus grands scandales d’espionnage de la décennie. Au moins 50 000 personnes seraient ainsi surveillées par une douzaine d’États – dont l’Arabie saoudite, les Émirats et le Maroc – grâce au logiciel israélien Pegasus.

La technologie israélienne à l’assaut de la dissidence dans le monde arabe

Une femme utilise son téléphone devant l’immeuble de la société israélienne NSO, à Herzliya, le 28 août 2016. Jack Guez/AFP

C’était un secret de Polichinelle dont on ne soupçonnait cependant pas l’ampleur et qui, désormais, peut être appuyé par des éléments factuels. Le consortium Forbidden Stories ainsi que seize médias internationaux – dont les rédactions de Daraj (Liban), du Haaretz (Israël), du Monde (France) ou encore du Washington Post (États-Unis) – se sont associés pour enquêter sur l’un des plus gros scandales d’espionnage de la décennie, si ce n’est le plus gros après l’affaire du programme Prism de la NSA dévoilé par Edward Snowden en 2013. Baptisé « Projet Pegasus » – du nom du logiciel de l’entreprise israélienne NSO – les résultats de cette investigation de longue haleine ont été publiés dimanche 18 juillet et divulguent des chiffres qui donnent le tournis : près de 50 000 personnes sont surveillées par une douzaine d’États grâce au logiciel israélien.

Présenté à l’origine comme un outil de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, Pegasus se veut particulièrement intrusif. Selon Amnesty International – dont le travail d’analyse technique a permis de découvrir les victimes – le logiciel peut s’emparer d’un appareil téléphonique dans sa totalité. Concrètement, cela signifie qu’il peut aller jusqu’à activer la caméra et le microphone à distance, enregistrer les appels, suivre les frappes sur le clavier et comprendre les données cryptées venant d’applications censées être plus sûres que les autres, comme Telegram ou encore Signal.

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Parmi les 50 000 individus dont les numéros de téléphones ont été contrôlés, l’on compte, pour l’heure, près de 180 journalistes, 85 militants des droits humains, 65 chefs d’entreprise et 600 personnalités politiques. Bref, rien qui ne s’apparente de près ou de loin à la lutte contre le terrorisme. La plupart des États ayant bénéficié de Pegasus ont consolidé leurs relations avec Israël ces dernières années, que ce soit de manière explicite ou plus tacitement. L’on retrouve ainsi, sans grand étonnement, les Émirats arabes unis, le Maroc ou encore l’Arabie saoudite dans la liste des pays-clients, les deux premiers ayant normalisé leurs relations avec Israël l’an passé et le troisième qui n’a pas encore franchi le Rubicon mais qui n’hésitera pas quand les circonstances s’y prêteront.

Du Golfe à Rabat

Jamal Khashoggi. Le nom de l’ancien éditorialiste du Washington Post assassiné le 2 octobre 2018 à Istanbul semble se confondre avec les révélations du « Projet Pegasus » relatives aux États-clients émirati et saoudien. Deux femmes intimes du journaliste ont été visées par le logiciel et le téléphone de l’une d’entre elles a été infiltré par Pegasus quelques jours après le meurtre. Hanane el-Atr, hôtesse de l’air égyptienne qui avait noué une relation avec M. Khashoggi, a ainsi reçu quatre SMS en novembre 2017 et avril 2018, avant la mort du journaliste. « En cas de clic », ils « auraient permis au logiciel espion de pénétrer le téléphone », écrivent les enquêteurs du projet Pegasus, avant d’ajouter, « qu’en raison de limitations techniques propres à Android, le logiciel qui équipe son téléphone, il n’a pas été possible de déterminer si l’appareil avait été réellement infecté ». Le téléphone de la fiancée turque de M. Khashoggi, Hatice Cengiz, a été en outre infecté à plusieurs reprises dans le sillage de l’assassinat. L’entreprise israélienne, elle, nie en bloc son implication dans l’affaire. Mais Projet Pegasus rapporte que le téléphone de Wadah Khanfar, ancien journaliste d’al-Jazeera et proche de M. Khashoggi, a également été piraté. Et les noms de deux autres personnes proches de l’ex-éditorialiste – le journaliste turc Turan Kachlakji et un militant des droits humains exilé en Angleterre – sont inclus sur la liste des 50 000 personnes, ainsi que ceux de deux responsables turcs impliqués directement dans l’enquête sur l’assassinat du chroniqueur. D’après l’investigation, Hanane el-Atr s’est vue par ailleurs confisquer dès avril 2018 son téléphone par les autorités émiraties, puis détenue plusieurs fois et « assignée à résidence durant plusieurs semaines », à deux reprises. « Selon elle, les autorités soupçonnent alors M. Khashoggi de monter un réseau secret pour faire tomber des autocrates au Moyen-Orient. »

L’autre pays de la région MENA particulièrement évoqué est le Maroc où les services de sécurité du royaume auraient eu recours de manière régulière au logiciel pour faire taire les journalistes et les défenseurs des droits humains. La question avait déjà été évoquée en 2020, lorsque Amnesty international a dévoilé l’infection du téléphone d’Omar Radi, journaliste d’investigation aujourd’hui condamné à 6 ans de prison par un tribunal de Casablanca dans une double affaire de « viol » et d’« espionnage » à l’issue de son procès en première instance. Les révélations de ces derniers jours soulignent toutefois le caractère systématique de cet usage. Le numéro de téléphone de Taoufik Bouachrine – rédacteur en chef du journal Akhbar al-Youm qui purge actuellement une peine de 15 ans de prison – figure ainsi sur la liste des 50 000. Tout comme celui du patron de presse Hamid el-Mahdaoui, derrière les barreaux depuis 2018 pour sa participation au mouvement social du Rif. Si les opposants et critiques du pouvoir marocain sont en première ligne, les autorités n’hésitent cependant pas à prendre également pour cible des non-Marocains pour leur positions sur les questions locales.

Surveillance et technologies

Bien qu’Israël ait officiellement établi des relations diplomatiques avec Abou Dhabi et Rabat l’an passé, l’État hébreu s’est découvert des ennemis communs – Téhéran et les Frères musulmans – avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite à partir des années 90 et, plus encore, au cours de la dernière décennie. De ce contexte est né un intérêt partagé pour les systèmes de surveillance, l’armement et les hautes technologies, autant de domaines dans lesquels les deux pays du Golfe espèrent bénéficier du savoir-faire israélien. De ce fait, le deal entre Israël et Abou Dhabi, loin de se limiter aux questions politiques et diplomatiques, intègre également l’ambition de créer un nouvel ordre dans la région au cœur duquel gît leur coopération en matière de nouvelles technologies et de cybersécurité. Mais le scandale d’espionnage à grande échelle révélé dimanche souligne combien ce partenariat est mis à profit par les régimes autoritaires pour réprimer les voix critiques.

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Pegasus n’est pourtant pas un inconnu au bataillon. Au cours de ces dernières années, les organisations régionales et internationales de défense des droits humains n’ont eu de cesse de sonner l’alarme. « NSO Group Technologies a beau se dédouaner de toute responsabilité, la vérité c’est que plusieurs organisations ont tenté d’alerter le groupe pour l’avertir de la manière dont le logiciel était utilisé contre les défenseurs des droits humains. Et il n’ont rien fait pour lutter contre cela. Nous leur avions parlé du cas de Jamal Khashoggi, mais ils n’ont mené aucune enquête », affirme Mohammad al-Maskati, coordinateur de la protection digitale à Front Line Defenders. En filigrane des nouveaux éléments apportés, la normalisation de certains États arabes avec l’État hébreu apparaît surtout comme une aubaine pour les autocrates qui, dotés de la high-tech israélienne, peuvent mieux calibrer tout en intensifiant la répression. « La normalisation a augmenté le degré de risque auquel sont confrontés les défenseurs des droits humains et les militants d’internet », constate Khalid Ibrahim, directeur du Gulf Centre for Human Rights. « Elle a entraîné une cybercoopération plus approfondie entre les pays arabes en voie de normalisation et des sociétés israéliennes telles que SNO, la société dont les produits ont été utilisés pour cibler notre collègue, éminent défenseur des droits humains Ahmad Mansour, qui purge actuellement une peine de dix ans de prison pour ses activités pacifiques en ligne », conclut-il.

C’était un secret de Polichinelle dont on ne soupçonnait cependant pas l’ampleur et qui, désormais, peut être appuyé par des éléments factuels. Le consortium Forbidden Stories ainsi que seize médias internationaux – dont les rédactions de Daraj (Liban), du Haaretz (Israël), du Monde (France) ou encore du Washington Post (États-Unis) – se sont associés pour enquêter sur l’un...

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LA PARISIENNE: Une opération d'intoxication pour tenter d'ignorer la nouvelle restructuration du MO, et les rapprochements de plus en plus larges entre Jérusalem et les pays sunnites, y compris le Maroc, sous l'égide de la France, de l'Europe et des USA.

Saab Edith

10 h 56, le 21 juillet 2021

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Commentaires (4)

  • LA PARISIENNE: Une opération d'intoxication pour tenter d'ignorer la nouvelle restructuration du MO, et les rapprochements de plus en plus larges entre Jérusalem et les pays sunnites, y compris le Maroc, sous l'égide de la France, de l'Europe et des USA.

    Saab Edith

    10 h 56, le 21 juillet 2021

  • Les israéliens sont pires que les russes et les chinois et le Hezbollah veut se mettre conte ha ha ha

    Eleni Caridopoulou

    15 h 15, le 20 juillet 2021

  • On comprend maintenant la réaction des saoudiens et des Emiratis qui était fermé et sans équivoque concernant leur désintérêt pour le Liban. Ils ont dû entendre des vertes et des pas mûres.

    Sissi zayyat

    09 h 18, le 20 juillet 2021

  • Waouw, excellent papier, fouillé, c’est bien mieux que ce qu’on a pu lire ailleurs sur cette affaire Pegasus. Bravo!

    Marionet

    08 h 58, le 20 juillet 2021

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