
Le président libanais Michel Aoun recevant l’ambassadeur saoudien au Liban, Walid Boukhari, au palais de Baabda, le 23 mars 2021. Photo Dalati et Nohra
Ni Iran ni Arabie. Il est de bon ton dans les cercles intellectuels et révolutionnaires de considérer que le Liban ne doit être aligné sur aucun axe et qu’il doit mettre sur le même plan ces deux puissances qui se disputent le leadership régional depuis des décennies. Quoi de plus naturel pour un Liban qui se veut démocratique et indépendant que de prendre ses distances avec deux pays qui ne partagent et ne respectent aucune de ces valeurs. D’un côté, un régime militaro-religieux dont le principal accomplissement sur la scène libanaise est d’avoir créé une milice qui peut faire la guerre au service de ses intérêts et lui assure un droit de regard sur tout ce qui se passe sur la scène locale en monopolisant la représentation chiite. De l’autre, un royaume wahhabite de plus en plus nationaliste qui a pris en otage le Premier ministre Saad Hariri en novembre 2017 et a, depuis, tourné le dos au Liban, rompant avec des décennies de politique où il jouait le rôle de grand frère, parfois encombrant mais souvent généreux.
C’est là justement que le bât blesse et que la comparaison atteint ses limites. Dans une approche intellectuelle et morale, il est tout à fait compréhensible de vouloir se dégager autant que possible de l’influence de Riyad et de Téhéran. Mais lorsqu’il s’agit de définir la politique étrangère nationale, mettre les deux au même niveau relève au mieux de la naïveté. Sans même entrer dans des considérations de solidarité interarabes, la realpolitik devrait à elle seule suffire à convaincre les esprits les plus anti-saoudiens. Comment vouloir en effet se placer à équidistance de Riyad et de Téhéran, quand une partie importante de nos intérêts économiques dépend du premier et que le second nous regarde uniquement comme une carte à utiliser au gré de ses besoins sur les scènes régionale et internationale ? Une personne ayant deux oncles détestables, mais dont l’un lui paye les crédits de sa voiture et l’autre contribue à l’effondrement de son toit peut-elle objectivement les traiter de la même façon ? Se mettre à dos l’Arabie, c’est risquer de perdre tout le Golfe, qui a longtemps constitué un eldorado pour les Libanais mais où ils sont de moins en moins bien accueillis en raison notamment de considérations politiques. Quelques chiffres permettent de prendre conscience de l’enjeu : des centaines de milliers de Libanais travaillent dans cette région ; entre 2005 et 2015, 60 % des fonds envoyés par la diaspora provenaient de la péninsule Arabique ; ces sommes constituaient en moyenne environ 20 % du PIB annuel sur cette même période; l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït représentaient 76 % des nouveaux projets d’investissement direct étranger entre 2003 et 2015 ; le secteur du tourisme, qui dépendait en grande partie des riches visiteurs du Golfe, a constitué jusqu’à 20 % du PIB en 2009. La prise de distance saoudienne vis-à-vis du Liban a contribué à assécher ses ressources en le privant à la fois de touristes et d’investissements. Si c’est loin d’être la principale cause de la crise économique et financière, difficile de nier que cela a été un facteur aggravant.
La décision du royaume, vendredi dernier, de ne plus importer de fruits et légumes en provenance de Beyrouth après avoir trouvé des pilules de Captagon dans une cargaison de grenades a aussi de lourdes conséquences, d’autant plus si les autres pays de la péninsule agissent dans le même sens. On parle d’un marché de près de 100 millions de dollars par an, dans une période où le Liban en a plus que jamais besoin.
Faut-il en conclure que Beyrouth doit systématiquement s’aligner sur Riyad pour pouvoir profiter des pétrodollars qui avaient l’effet d’une perfusion sur son économie structurellement défaillante ? Certainement pas. Mais que l’indépendance ne peut pas uniquement se décréter, mais doit se construire et se gagner. Il faut d’abord comprendre où sont aujourd’hui nos intérêts. Être capable, ensuite, de construire une politique cohérente en deux temps par rapport à l’Arabie saoudite. Dans le premier, sans être dans un suivisme aveugle et dangereux, mieux vaut éviter de se comporter comme un ennemi du royaume. Les discours menaçants de Hassan Nasrallah à l’égard de Riyad, ajoutés à l’interventionnisme de la milice chiite en Syrie, en Irak et dans une moindre mesure au Yémen, ont été la principale cause de l’éloignement du royaume. « Pourquoi aider un pays dont le leader le plus puissant nous insulte », se sont dit en toute logique les Saoudiens. Un changement de ton ne suffira probablement pas à revenir dans les bonnes grâces de Riyad qui a des attentes irréalistes concernant notamment l’exclusion, ou au moins la marginalisation, du Hezbollah du gouvernement libanais. Mais cela serait un bon début pour apaiser les relations, faciliter le quotidien des Libanais dans le Golfe ou de ceux qui souhaitent s’y rendre, et profiter potentiellement, même à une moindre échelle, d’une aide financière saoudienne pour sortir de la crise, à condition que le Liban fasse au préalable les réformes structurelles qui lui sont demandées par la communauté internationale. Dans le second temps, il s’agit de se donner les moyens d’être le moins dépendant possible de l’Arabie, pour assurer une réelle souveraineté politique et économique. Mais cela passe par une refonte en profondeur de notre modèle qui doit être modernisé et diversifié. À ce moment-là seulement, l’on pourra faire du mantra « ni Iran ni Arabie » un projet politique et non une simple formule qui, bien que séduisante, n’en est pas moins aujourd’hui creuse si ce n’est dangereuse.
Ni Iran ni Arabie. Il est de bon ton dans les cercles intellectuels et révolutionnaires de considérer que le Liban ne doit être aligné sur aucun axe et qu’il doit mettre sur le même plan ces deux puissances qui se disputent le leadership régional depuis des décennies. Quoi de plus naturel pour un Liban qui se veut démocratique et indépendant que de prendre ses distances avec deux pays...
commentaires (12)
les sommes envoyées de l'étranger ne peuvent pas constituer une part du PIB qui est la somme des biens et services produits dans le pays...
WEHBE Rouba
11 h 10, le 03 mai 2021