Il y a deux ans, nous pouvions encore affirmer que la Grande Famine, celle des années 1915-18, avait causé la plus grande catastrophe humanitaire de l’histoire du Liban moderne. Peut-on encore l’attester, ou sommes-nous à la veille d’une calamité autrement plus grave ? Quelque mois avant son décès, Robert Fisk, avec son sens inné de la dramatisation, n’avait pas hésité à sonner l’alarme ; fin juillet 2020 et sur les pages du quotidien The Independent, il signifia à nos dirigeants que la disette était aux portes de Beyrouth.
Lors de la Première Guerre mondiale, le Mont-Liban avait été victime des fléaux combinés des sauterelles, du typhus, de la fièvre jaune et de la famine. On compta, dit-on, deux cent mille victimes sur une population totale qui ne dépassait pas les six cent mille personnes dans les limites de la mutasarrifiya. Cette petite entité politique avait perdu son autonomie administrative, les troupes ottomanes l’ayant investie dès fin novembre 1914.
Et ce ne fut pas tout, car les accapareurs de denrées se livrèrent à un jeu de massacre qui soumit leurs compatriotes démunis à une effroyable saignée. Dans son ouvrage Quatre ans de misère (Le Caire, 1922), le père Antoine Yammine n’a pas manqué de clouer les monopoleurs au pilori. Mais qui aujourd’hui dresserait la liste exhaustive des responsables d’une escroquerie financière et bancaire qui s’étala sur des années et qui brisa l’échine du Liban, sous l’œil effaré des institutions internationales ?
Tout porte à croire que les criminels en col blanc qui perpétrèrent ce crime contre la nation, avec la complicité bienveillante du pouvoir politique, ne seront pas poursuivis. Non, ils ne seront pas inquiétés, pas plus que ne furent inquiétés les affameurs d’il y a cent ans, ou les criminels de guerre et les petits malfrats de notre dernier conflit civil.
Enfer récurrent
Il y a deux semaines, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) ont alerté l’opinion en ces termes : « L’exacerbation de la pauvreté et du chômage, l’inflation galopante, le Covid-19 et les mesures prises pour contenir sa propagation ont contribué à la détérioration de la sécurité alimentaire pour une proportion grandissante des Libanais et des réfugiés. »
Puisque le pays est entré dans une phase d’insécurité alimentaire, se trouvant en quelque sorte aux portes de l’enfer récurrent, il est tentant d’analyser la gestion des événements qui se bousculent à l’aune de la Grande Famine.
Arguant de l’état de belligérance, le proconsul ottoman Jamal pacha avait décrété en 1915 un blocus alimentaire qui isola le Mont-Liban et le coupa de ses sources d’approvisionnement syriennes. Mais les prétendues frontières étaient poreuses et un trafic furtif de denrées put, un tant soit peu, soulager les zones démunies. Actuellement nous vivons la situation inverse : les frontières poreuses permettent d’écouler en Syrie des produits subventionnés par l’État libanais, mais cette fois-ci au grand jour et avec l’aval tacite de nos autorités. En ces temps difficiles, qui dit mieux en fait de solidarité ?
Sous occupation militaire turque, notre pays était gouverné d’une main de fer, au contraire d’aujourd’hui, où le pouvoir peine à se manifester, sauf quand il s’agit d’arrêter d’aimables contestataires. La double explosion du port de Beyrouth a secoué, scientifiquement parlant, les plus hautes couches de l’atmosphère et l’enquête piétine. Les princes qui nous gouvernent vivent dans le déni. Le dollar s’envole, le prix du pain bat des records et bientôt nous connaîtrons de véritables émeutes de la faim et les quartiers barricadés. Les forces de sécurité ne pouvant être présentes sur tous les fronts, il va de soi que des milices autoproclamées, armées ou non, vont prendre responsabilité du dossier et assurer une « démocratie de proximité ». Ce ne sera pas à l’aune de la famine qu’on pourra juger de la situation, mais à l’aune d’une guerre civile.
La dénutrition, vecteur de partition
La famine n’est pas aveugle comme la mort pour frapper indifféremment jeunes et vieux, musulmans et chrétiens. Elle ne ravage pas les groupes sociaux, ethniques ou autres, même si limitrophes, avec la même sévérité ni dans les mêmes proportions. Pas plus au Liban qu’ailleurs, le coefficient de vulnérabilité alimentaire n’est le même pour toutes les composantes sociales d’un même peuple. Aussi les destins contrastés ou inégaux des druzes et des chrétiens du Chouf en 14-18 s’expliquent-ils par le fait que ceux des druzes qui n’avaient pas les moyens de survivre se réfugièrent auprès de leurs coreligionnaires dans le Hauran fertile, une voie de salut dont ne pouvaient bénéficier leurs voisins chrétiens.
N’en va-t-il pas de même aujourd’hui? Le quartier sunnite de Bab el-Tabbané (Tripoli) est, par exemple, plus exposé à la malnutrition que le quartier maronite le plus économiquement précaire de Zgharta ou de Batroun, ne serait-ce que pour cause de surpopulation.
Or comme le dénuement suscite l’autodéfense, la ghettoïsation et le chacun pour soi, la dénutrition devient vecteur de partition : chaque communauté va devoir dynamiser ses propres réseaux de soutien. Alors à chacun ses pauvres, c’est-à-dire ses frères en religion : à moi les chrétiens, à vous les chiites et le reste à l’avenant. Ce n’est pas la recette idéale pour reconstituer une unité nationale. En bref, quoique indispensables pour pallier l’absence d’État, les réseaux d’entraide confessionnels « ne font pas une nation » ; ils la défont plutôt.
Résistance
Deux cent mille victimes en 14-18 et pas une jacquerie ! Pas un embrasement collectif qu’on puisse comparer à une « intifada » palestinienne en territoires occupés ! Nul spoliateur ne fut pris à partie ni lynché par les condamnés à la mort lente ! Aurait-on manqué de leaders déterminés pour rassembler et galvaniser les foules affamées ?
En fait, il n’y eut que le patriarche Hoyek pour tenir la dragée haute au commandant de la quatrième armée, un « Jön Türk » qui cherchait à nous domestiquer sous la menace.
Il n’empêche que dans beaucoup de cas, Libanaises et Libanais firent preuve de courage individuel. Naoum Labaki, journaliste et homme d’action, avait pris le maquis en 14-18. Quatre ans durant, il a vécu en fugitif appelant ceux qu’il côtoyait à la sédition. Souvenons-nous des frères Mahmassani et Khazen qui finirent sur la potence, en 1915 et 1916 respectivement, pour avoir rêvé d’un monde meilleur. Et ce même si leurs rêves étaient antagonistes, l’arabité ne s’accordant pas à cette époque avec la libanité. Or rien ne prédisposait ces représentants de l’élite intellectuelle de Beyrouth et du Mont-Liban au rôle de martyrs. « On ne naît pas résistant, on le devient », soulignait Lise London, lorsqu’elle évoquait la Résistance française. « Il n’y a pas de héros nés, ce sont les circonstances qui font les héros », ajoutait-t-elle.
Aujourd’hui comme hier, point d’intifada en vue, la parenthèse du 17 octobre ayant vite été refermée. L’audace viendrait-elle désormais à nous manquer ?
Pour faire rendre gorge aux profiteurs et agioteurs comme pour regimber contre les aiguillons du Hezbollah et de son passe-plat le CPL, il faut une dose d’héroïsme individuel. Il y a, à l’évidence, une esthétique du risque et du courage, comme il y a une poussée d’adrénaline pour récompenser les valeureux. Lokman Slim a pu y prétendre lui qui, par le sang versé, a témoigné pour l’honneur et la vérité. Et nul, en ce moment, ne connaît le goût âcre de la liberté comme le connaissent Mona Fayad, Rasha Slim et Monika Borgman. Ce sont nos Antigone.
Avocat et historien.
Alors chaque cent ans il y a un désastre . C'est comme le Phénix qui renaît de ses propres cendres , Inchallah ??????
17 h 30, le 14 avril 2021