
Des partisans libanais du Hezbollah agitent un drapeau syrien sous un immense portrait du guide suprême de la révolution iranienne, l’ayatollah Ali Khamenei, lors d’un rassemblement dans la ville de Bint Jbeil, le 25 mai 2012. Mahmoud Zayyat/AFP
Il s’appelait Lokman Slim, avait 58 ans et a été lâchement assassiné, dans la nuit du 3 au 4 février dernier, dans un crime largement imputé au Hezbollah au Liban-Sud. Il s’appelait Lokman Slim, était un intellectuel libanais érudit et courageux, et sa liberté de parole dérangeait tous ceux qui se complaisent depuis des décennies dans cette mascarade rhétorique qui porte le nom de moumanaa. Elle dérangeait tous les artisans locaux de cette prise en otage politique qui, de Beyrouth à Bagdad, en passant par Damas, illustre parfaitement la célèbre citation de George Orwell : « La guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force », à laquelle on pourrait ajouter : « La connivence, c’est la résistance. » Car la moumanaa – qui se traduit parfois par « rétivité » – relève avant tout d’une entourloupe stratégique du régime syrien depuis l’époque de Hafez el-Assad, qui vise à maintenir le pays en état de guerre, au nom de la lutte contre Israël... sans avoir nullement l’intention de la mener.
Elle est aujourd’hui plus généralement associée à la justification par l’axe dit de la « Résistance », chapeauté par l’Iran, de tous les crimes commis en Syrie, en Irak ou au Liban sous prétexte de combattre l’hydre « américano-sioniste ». Le dixième anniversaire du soulèvement syrien est l’occasion de le rappeler : la posture propalestinienne du régime n’était que sa façon de soumettre la population à la loi d’urgence et de limiter drastiquement ses libertés. Depuis 1974, le régime syrien n’a pas tiré une seule cartouche sur Israël, malgré l’annexion par ce dernier du plateau du Golan. Il a en revanche massacré ou laissé massacrer des centaines et des centaines de civils palestiniens, que ce soit à Tall el-Zaatar en 1976, ou lors de sa guerre de Tripoli en 1983 contre les loyalistes de l’OLP, ou lors du siège des camps de Beyrouth en 1985 et 1987. Sans oublier ses manœuvres incessantes pour diviser le mouvement de libération nationale palestinien et soumettre sa direction. Ni qu’il a sans doute tué, durant la dernière décennie, plus de Palestiniens réfugiés en Syrie que « l’entité sioniste » en Palestine au cours des vingt dernières années. L’autoproclamé porte-parole de l’arabisme et de l’anti-impérialisme n’avait d’ailleurs pas hésité, en 1991, à prendre part à la guerre du Golfe contre l’Irak sous l’égide des États-Unis, engrangeant de juteux profits : un flot d’aides financières saoudiennes et un feu vert lui assurant une véritable tutelle sur le Liban.
Très nombreux sont ceux qui n’en peuvent plus de la supercherie. Au Liban où règne une caste corrompue et increvable, où le Hezbollah veille au statu quo, où plus de la moitié de la population vit à présent au-dessous du seuil de pauvreté, il faut s’assurer de penser, de respirer, de se comporter à chaque instant de façon à ne pas être, aux yeux des maîtres des lieux, à la solde de l’axe « américano-sioniste ». Mais comment ont-ils contribué, eux, tout au long de la précédente décennie, au combat contre cet axe ? Leurs plus hauts faits d’armes auront été de soutenir un régime qui a écrasé le Liban pendant presque 30 ans et de participer activement, sous commandement iranien, au massacre du peuple syrien, à la destruction de ses villes, de ses villages, de ses monuments historiques, au déplacement de la moitié de sa population – et à l’exacerbation des tensions confessionnelles dans toute la région à un niveau jamais atteint auparavant.
« Où, dans le monde, cela pourrait-il se passer ? »
Dans un entretien accordé en 2009 à la télévision CNN, Asma el-Assad confie au journaliste qui l’interroge au sujet de la brutale offensive menée alors par Israël contre l’enclave de Gaza : « 3 300 personnes ont été blessées. 22 000 ont été déplacées de leurs foyers... C’est le XXIe siècle. Où, dans le monde, cela pourrait-il se passer ? » Bonne question…
C’est qu’au-delà de l’hypocrisie propre à la rhétorique de la moumanaa, il est une chose qui semble échapper à ses partisans béats : la ressemblance frappante entre leur discours et celui de l’« ennemi sioniste ». L’un et l’autre prétendent lutter contre des « terroristes » qui utilisent les civils comme des boucliers humains, l’un et l’autre se présentent en parangons de la modernité, et tous les deux peuvent se prévaloir de soutiens indéfectibles au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, Washington pour l’un, Moscou pour l’autre. Plus encore, tous deux rivalisent d’ingéniosité dans l’ingénierie démographique, que ce soit par le sang ou par des artifices juridiques. En Syrie, la loi numéro 10 adoptée en avril 2018 met en œuvre l’expropriation d’immenses zones du pays dans le but d’empêcher le retour des exilés et de récompenser les fidèles du régime, à commencer par les plus nantis parmi eux. Elle rappelle étrangement la loi israélienne de 1950 sur la propriété des absents et celle de 1953 sur l’acquisition foncière qui permettaient de faire main-basse sur les biens des Palestiniens expulsés de leurs foyers. Le droit au retour s’est longtemps confondu avec l’identité nationale des Palestiniens. S’il est considéré à juste titre comme inaliénable par ces derniers, de larges pans du peuple syrien sont dorénavant fondés à le revendiquer.
Pourquoi rappeler aujourd’hui le caractère artificiel de la moumanaa ? Parce qu’en ces temps de détresse, le risque est grand de tomber dans le piège qu’elle tend : celui d’embrasser tout ce qu’elle prétend combattre. Comme s’il était interdit de dénoncer dans un même élan l’hégémonie sanglante de la République islamique et l’occupation coloniale israélienne. Comme s’il fallait que les uns crèvent à genoux pour que les autres puissent vivre debout. La cause palestinienne n’a jamais été le véritable motif des menaces lancées contre les voix dissidentes au Liban et ailleurs. Seule compte l’attitude à l’égard de cette fallacieuse moumanaa. L’assassinat de Lokman Slim, qui avait réalisé avec son épouse Monika Borgmann un documentaire sur les massacres de Sabra et Chatila – l’une des rares œuvres visant à briser l’amnésie collective à ce sujet –, en est la dernière preuve. Tout comme, il y a presque seize ans, le 2 juin 2005, l’assassinat à Beyrouth de l’historien et journaliste Samir Kassir, avocat de trois causes qu’il réussissait comme personne à lier entre elles : celles de la souveraineté du Liban, de l’indépendance de la Palestine et de la démocratie en Syrie.
commentaires (19)
Bravo et merci Madame pour votre excellent article .
Chaker Tadros
18 h 06, le 22 mars 2021