Rechercher
Rechercher

Centenaire Grand Liban : lecture historique

IV – Le prélude au régime des deux caïmacamats au Mont-Liban

IV – Le prélude au régime des deux caïmacamats au Mont-Liban

Après le retrait égyptien en 1840, l’armée ottomane reprendra le contrôle du Mont-Liban. Photo d’archives L’OLJ

L’impact sociétal du relief géographique du Liban ainsi que certaines réalités historiques tendent à infirmer la thèse défendue par certaines factions, portant sur un Liban « créé (en 1920, par le mandat français) pour servir le colonialisme ». Ce qui paraît vrai, par contre, c’est qu’à plusieurs périodes de l’histoire, l’unité et la paix civile de cette entité libanaise ont été ébranlées par les ingérences de puissances étrangères. Ce fut par exemple le cas lors de l’occupation égyptienne au XIXe siècle (1832-1840), sous le règne de l’émir maronite Bachir II. Cela n’exclut pas que par leur égocentrisme ou leur maladresse face aux réalités sociocommunautaires du pays, certains personnages qui ont marqué l’histoire ancienne du Liban ont parfois amplifié l’effet déstabilisateur des interférences étrangères.

Cette histoire ancienne de l’entité libanaise, plus précisément de la Montagne, s’est confondue pendant longtemps avec celle des relations entre maronites et druzes qui sont demeurées cordiales pendant des siècles. Au début du XIVe siècle, maronites et druzes combattront côte à côte contre les Mamelouks, de même qu’ils mèneront une lutte commune contre les Ottomans sous le règne de Fakhreddine II.

Cette entente se maintiendra jusqu’à l’occupation égyptienne qui provoquera par ricochet une inflexion dans les rapports entre maronites et druzes.

La lutte contre la féodalité

C’est en novembre 1832 que débute l’invasion égyptienne sous le commandement d’Ibrahim Pacha, fils de Mohammad Ali, dont les troupes délogent l’armée ottomane et occupent, entre autres, la Montagne libanaise. Les forces égyptiennes seront soutenues à Acre (Akka) par Bachir II qui entretiendra des rapports étroits avec l’Égypte. Ibrahim Pacha introduit

rapidement des réformes libérales au niveau de la gestion des affaires du pays. Il se montre pro-occidental et pratique une politique d’ouverture, notamment envers les chrétiens à qui il confie plusieurs postes-clés. Mais l’élément le plus marquant de sa

politique sera sa lutte contre la féodalité, essentiellement druze, un objectif partagé par Bachir II.

Une période de prospérité et de stabilité règne alors au Liban. Une prospérité renforcée par les relations commerciales avec l’Europe. Sauf que des dérapages et des maladresses enveniment le climat général en raison de l’accroissement démesuré des impôts, du désarmement à grande échelle et de l’instauration d’un « service militaire » obligatoire. La politique suivie par le pouvoir égyptien sur ces plans fait monter la tension, non seulement au Liban, mais également dans certaines parties de la Palestine (en 1834) et de la Syrie (en 1839). Les druzes de Hauran lancent notamment un mouvement de révolte contre les forces égyptiennes et leur infligent de lourdes pertes.

Pour mater les druzes de Hauran, Ibrahim Pacha demande l’aide de Bachir II qui envoie un détachement de près de 7 000 combattants maronites pour soutenir les Égyptiens. C’est cette initiative prise par Bachir II contre les druzes de Hauran qui a contribué à semer les germes de la discorde maronito-druze qui éclatera au grand jour en 1840-1841.

Cette tension avait commencé à apparaître bien avant, en 1820-1821, lorsqu’un conflit éclata entre Bachir II et Bachir Joumblatt. Profitant d’un changement de rapport de forces au sein des instances ottomanes dans la région, Bachir Joumblatt parvient à faire nommer l’émir Abbas Chéhab gouverneur du Liban, évinçant ainsi Bachir II qui se voit contraint de s’exiler en Égypte en 1821.

La vengeance de Bachir II

Grâce à une médiation du pacha d’Égypte avec le pouvoir ottoman, Bachir II regagne en 1822 le Liban et parvient à reprendre le pouvoir après s’être vengé de Bachir Joumblatt dont il commandite le meurtre, en 1825, en riposte à ce qu’il percevait comme une « trahison » de la part du chef druze à son égard. Cet assassinat constituera l’un des éléments de la tension croissante entre les deux communautés. Mais bien au-delà de cet épisode sanglant, c’est la ligne de conduite de Bachir II et celle d’Ibrahim Pacha qui contribueront aussi au « build-up » de la discorde entre maronites et druzes. Bachir II développe en effet dès la fin du XVIIIe siècle sa politique visant à combattre la féodalité, notamment druze. L’origine du conflit avec Bachir Joumblatt porte précisément sur ce point. Les chefs druzes reprocheront à Bachir II de mettre en danger les privilèges et les traditions de la féodalité. Dans ce cadre, l’émir de la Montagne exilera en Égypte nombre de seigneurs druzes dont les biens seront saisis.

Le système féodal combattu par Bachir II ne se limite certes pas aux druzes, mais englobe aussi les maronites, avec la différence toutefois que pour des raisons sociologiques, les druzes se montreront beaucoup plus attachés à leur organisation sociale féodale que les maronites, lesquels formaient dans certaines régions, notamment au Chouf, la paysannerie travaillant sur les terres des chefs féodaux druzes.

Changement des mentalités

La lutte de Bachir II contre le régime féodal sera encore plus stimulée sous l’occupation égyptienne du fait qu’elle rejoignait le combat d’Ibrahim Pacha contre la féodalité. Cette politique libérale égyptienne aura pour effet d’amorcer un changement dans les mentalités. Elle représentera une sorte de catalyseur à la révolte des paysans chrétiens, appuyés par le bas clergé et les moines, contre les féodaux druzes. Ainsi, entre l’épisode de l’assassinat de Bachir Joumblatt en 1825, la révolte des paysans chrétiens et « l’offensive » contre la féodalité druze, tous les éléments d’un conflit entre les deux communautés étaient réunis.

C’est dans ce climat qu’une insurrection, suscitée par l’Angleterre (alliée des druzes) et le pouvoir ottoman, se répand dans la Montagne contre l’occupation égyptienne, l’Égypte étant soutenue par la France (alliée des maronites). Une tentative de donner à cette fronde une tournure nationale apparaît lorsque des représentants chrétiens, druzes et musulmans se réunissent en l’église Saint-Élie d’Antélias et prêtent solennellement serment de mener un combat commun contre l’occupant égyptien. Cette réunion intercommunautaire sera connue sous le nom de la « Ammiya » d’Antélias.

Face à l’insurrection et aux interférences anglaises et ottomanes, les Égyptiens sont contraints de se retirer en 1840. Les chefs druzes ne cachent pas alors leur désir de vengeance contre Bachir II à qui ils reprochent d’avoir voulu porter atteinte à leurs spécificités communautaires avec le soutien d’Ibrahim Pacha. L’émir de la Montagne est amené à abdiquer en 1840 et se livre aux Anglais qui le transportent à Malte, puis à Istanbul où il meurt en 1850.

Partition du Mont-Liban

L’abdication de Bachir II marquera pratiquement la fin du régime de l’émirat de la Montagne, son successeur, Bachir III, imposé par les Anglais et les Ottomans, ne parvenant pas à juguler la tension désormais chronique entre maronites et druzes. Avec le retrait égyptien, le pouvoir ottoman opère un retour en force sur la scène libanaise et se fixe comme objectif de mettre fin à l’autonomie de la Montagne. La tension intercommunautaire débouche rapidement sur un conflit sanglant à la suite d’un incident futile qui met le feu aux poudres : un chasseur maronite abat, le 13 octobre 1841, une perdrix volant au-dessus d’un champ appartenant à un druze ! En l’espace de quelques jours, des actions meurtrières s’étendent à plusieurs localités du Chouf et de Jezzine, puis à Damour, Naamé, Baabda, Hadeth (où les demeures des Chéhab sont attaquées), atteignant même Zahlé. Les habitants chrétiens sont particulièrement visés par cette flambée de violence. La rapidité avec laquelle ces incidents sanglants se répandent et leur vaste étendue géographique reflètent, certes, le fort degré de crispation, mais elles montrent

aussi que des forces étrangères, ottomanes et peut-être même anglaises, n’ont pas manqué d’attiser le feu.

Face à la gravité de la situation, les notables chrétiens du Chouf demandent aux puissances européennes d’entreprendre une initiative. Celles-ci demandent au pouvoir ottoman d’intervenir. Effectivement, le wali de Beyrouth, Sélim Pacha, reçoit l’ordre de déployer des troupes dans la Montagne pour arrêter les massacres. Une réunion élargie se tient à Beyrouth au cours de laquelle le régime ottoman annonce la nomination de Omar Pacha comme gouverneur du Mont-

Liban. Le jour même, le 15 janvier 1842, Bachir III est exilé à Istanbul. La Sublime Porte atteint ainsi son objectif de prendre le contrôle direct du Mont-Liban, abolissant de ce fait définitivement l’émirat de la Montagne.

Ces événements débouchent sur la partition du Mont-Liban en deux caïmacamats, l’un druze et l’autre maronite, soumis à l’autorité de l’Empire ottoman, conformément à un plan élaboré à Vienne par le prince de Metternich. Le plan autrichien sera avalisé au cours d’une réunion tenue le 27 mai 1842 à Istanbul en présence des ambassadeurs des cinq grandes puissances de l’époque, la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse. Le régime des deux caïmacamats sera officialisé par l’Empire ottoman le 7 décembre 1842. Les deux caïmacams seront désignés le 1er janvier 1843 : l’émir Haïdar Abillamaa pour le caïmacamat maronite et l’émir Ahmad Arslane pour le druze.

Cette partition, qui mettait fin ainsi à une autonomie de près de trois siècles sous l’Empire ottoman et à l’unité administrative et politique de l’entité libanaise façonnée par Fakhreddine II et les émirs Chéhab jusqu’à 1842, n’a pas pour autant mis un terme aux troubles communautaires qui reprendront en 1845 et, surtout, en 1860, pavant la voie à un nouveau système politique.

L’impact sociétal du relief géographique du Liban ainsi que certaines réalités historiques tendent à infirmer la thèse défendue par certaines factions, portant sur un Liban « créé (en 1920, par le mandat français) pour servir le colonialisme ». Ce qui paraît vrai, par contre, c’est qu’à plusieurs périodes de l’histoire, l’unité et la paix civile de cette...