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Centenaire Grand Liban : lecture historique

L’entité à l’épreuve : les crises libanaises de 1958, 1969 et 1975

L’entité à l’épreuve : les crises libanaises de 1958, 1969 et 1975

Les événements de 1958 auront été marqués par le débarquement des marines américains à Beyrouth.

Le pacte national de 1943 a été un compromis fragile et comportait en lui-même les germes des conflits que le Liban a connus par la suite. L’équilibre subtil qu’il a voulu instituer, sur le plan intérieur entre les communautés, et sur le plan extérieur entre l’Occident et le monde arabe, constituait une arme à double tranchant. Chacune des grandes communautés du pays pouvait prétendre, si ses intérêts se trouvaient menacés, que cet équilibre n’était pas respecté et que, par conséquent, le pacte était rompu.

Quand, en 1956, éclata l’affaire de Suez, plusieurs responsables musulmans pressèrent le président Camille Chamoun, au nom de la solidarité arabe, de rompre les relations du Liban avec la France et l’Angleterre. Devant le refus du président, Abdallah Yafi, le Premier ministre, et Saëb Salam, ministre d’État, présentèrent leur démission. Sami Solh remplaça Yafi, et le portefeuille des

Affaires étrangères fut confié à Charles Malek, connu pour ses sympathies pour l’Occident. Une épreuve de force entre le président et ses détracteurs se profilait déjà.

Pour se prémunir contre la vague de nassérisme qui envahissait les milieux musulmans du Liban, Chamoun adhéra, en mars 1957, à la doctrine Eisenhower. Aux élections de 1957, ses partisans remportèrent la

victoire. L’opposition l’accusa d’avoir truqué les élections dans le but de renouveler son mandat.

Le 22 février 1958 fut proclamée la naissance de la République arabe unie formée de la fusion de l’Égypte et de la Syrie. La plupart des dirigeants musulmans considéraient que le pacte de 1943 n’existait plus et que l’heure de l’unité avait sonné. Encouragés par la RAU, ils déclenchèrent un mouvement insurrectionnel qui ne tarda pas à prendre une tournure confessionnelle. La chute de la dynastie hachémite d’Irak,

opposée à Nasser, et la menace d’une emprise de l’Union soviétique au Moyen-Orient décidèrent les États-Unis à répondre à une demande

formulée par Chamoun et à faire débarquer leurs marines à Beyrouth.

La crise intérieure fut surmontée avec l’élection du général Fouad Chéhab à la présidence de la République. Celui-ci opta pour une politique de conciliation nationale selon la devise « ni vainqueur ni vaincu ».

La crise de 1958 a été le premier test auquel fut soumis le pacte national. Elle mit en évidence sa vulnérabilité et montra que l’adhésion des leaders musulmans au « libanisme » n’était pas absolue et que leur préférence allait toujours à l’arabisme.

Grâce au soutien international et à celui de l’armée libanaise, Chéhab a pu atténuer les antagonismes. Mais la politique de réformes qu’il mit en œuvre et le dosage confessionnel scrupuleux qu’il appliqua dans la répartition du pouvoir ne constituèrent qu’un traitement palliatif. Durant les mandats de ses successeurs, les présidents Charles Hélou et Sleiman Frangié, les difficultés réapparurent. Elles provenaient cette fois de la présence armée palestinienne.

Le problème de la présence palestinienne

Après la guerre israélo-arabe de 1967, les réfugiés palestiniens provoquèrent des troubles dans la plupart des pays qui les accueillaient. Mais les gouvernements de ces pays, à l’exception de celui du Liban, ont réussi à maîtriser la situation.

Les sunnites du Liban, soutenus par la quasi-totalité des gouvernements arabes, exigeaient que leur pays demeurât le principal sanctuaire de la Résistance palestinienne et que celle-ci pût y jouir d’une liberté d’action. Tirant profit de la précarité de la situation, Israël mena en 1968 et en 1973 une opération de commando à Beyrouth contre des cibles palestiniennes, provoquant à chaque fois une crise interne.

En 1969, au cours de manifestations propalestiniennes à Saïda et à Beyrouth, des heurts sanglants avec les forces de l’ordre firent une vingtaine de morts. La crise gouvernementale que cela occasionna aboutit à

l’accord du Caire du 3 novembre 1969. Celui-ci reconnaissait l’extraterritorialité des camps palestiniens et autorisait les organisations armées palestiniennes à opérer contre Israël à partir d’une zone frontalière du Sud-Liban.

Les événements de 1969 ont failli, encore une fois, saper les fondements de l’édifice libanais. L’accord du Caire constituait une grave atteinte à la souveraineté du pays et pavait la voie à toute sorte d’abus.

Sleiman Frangié succéda à Charles Hélou, en 1970, à la présidence de la République. Dans la nuit du 9 au 10 avril 1973, un commando israélien lança une attaque, en plein cœur de Beyrouth, faisant une vingtaine de morts dont trois dirigeants palestiniens. Le président du Conseil Saëb Salam exigea la destitution du commandant de l’armée, ce que Frangié refusa. Salam démissionna et le pays restera sans gouvernement jusqu’au 25 juillet. Par ailleurs, à la suite d’un incident survenu à l’aéroport de Beyrouth entre deux Palestiniens et les services de sécurité, les accrochages entre l’armée et les organisations palestiniennes se généralisèrent. Entre-temps, les dirigeants sunnites élargirent l’éventail de leurs revendications. Ils réclamaient, entre autres, le chômage le vendredi et la limitation des attributions du président de la République.

Le conflit de 1973 prit fin à la suite d’un nouvel accord, celui de Melkart, entre l’armée et les organisations palestiniennes. Cet accord confirma celui du Caire et fit de nouvelles concessions aux Palestiniens.

Une conception divergente de la souveraineté

Jusqu’au printemps 1975, date du déclenchement de la guerre du Liban, la tension dans les rapports intercommunautaires subsista. Elle était aggravée par des agitations sociales, mais les vraies difficultés provenaient de la présence armée palestinienne au Liban et de la couverture que leur assuraient certains dirigeants du pays et certains gouvernements arabes. Cette guerre avait trois dimensions, internationale, régionale et interne. La dernière est incontestablement la plus importante.

Certains ont attribué les causes de cette grande explosion aux conflits sociaux, d’autres à un antagonisme entre chrétiens et musulmans dû à une conception divergente de l’identité et de la souveraineté nationale : d’un côté, une majorité de chrétiens, attachée à un Liban libanais se cramponnant à la Constitution de 1926 et au pacte de 1943, refusait de remettre en question les larges prérogatives du président de la République ; d’un autre côté, une majorité de musulmans, se considérant lésée par le régime, réclamait une participation effective à la gestion des

affaires de l’État, voire même une prise pure et simple du pouvoir en écartant les chrétiens, tirant le Liban vers les pays voisins, donnant la priorité à la solidarité avec ses coreligionnaires de ces pays au détriment de ses compatriotes de religion différente. Nous citons, à ce propos, des passages d’un article écrit en 1977 par l’ex-président Charles Hélou :

« La nation, la patrie, écrivit-il, nous sont également chères à tous. Mais nous savons hélas qu’elles ne peuvent pas avoir pour tous la même signification, la même étendue. Elles sont, pour la moitié d’entre nous, chargées d’un sens religieux qui les étend bien au-delà de nos frontières.

« Nous contemplons le même territoire, les mêmes horizons, avec des regards différents, des cœurs différents… »

Ce regard porté par la moitié de la population au-delà des frontières a fortement lié la dimension intérieure du conflit libanais à sa dimension régionale. Celle-ci a même fini par l’emporter et a entraîné dans sa

dynamique tous les acteurs libanais, à tel point que ces derniers ont vite perdu toute emprise sur les événements et ont dû se plier, de gré ou de force, à des volontés extérieures.

Les ingérences régionales

Le rôle capital joué par les réfugiés palestiniens dans le conflit libanais n’a pas besoin d’être démontré. Ces réfugiés ont utilisé l’énorme capital de sympathie dont ils disposaient dans le monde pour discréditer le Liban, le seul pays d’accueil où ils jouissaient d’une liberté absolue et où, depuis l’accord du Caire, leurs camps formaient de petits États dans l’État. Cherchaient-ils à renverser le régime et à s’implanter par la force dans le pays du Cèdre ? Certains indices et témoignages accréditeraient cette thèse. Le dirigeant palestinien Zuhair Mohsen l’a reconnu en 1977. Interrogé sur les motifs qui ont poussé les Palestiniens à s’engager, avec autant d’acharnement, dans le conflit libanais, il répondit : « Certains milieux arabes et certains milieux internationaux ont vanté aux yeux de la Résistance palestinienne la prise du pouvoir au Liban. Ils ont dit aux dirigeants palestiniens qui ont poursuivi la guerre : si vous gouvernez le Liban, vous aurez la possibilité d’un troc contre la Cisjordanie. » C’est probablement par un tel mirage qu’on pourrait expliquer la ruée des Palestiniens vers le Liban. Durant les premières années du conflit, ils ont quitté les pays voisins par dizaines de milliers pour se fixer illégalement au Liban.

Parmi les puissances régionales impliquées dans la guerre du Liban, la Syrie venait en tête. Il est vrai que les deux pays étaient liés par de solides liens historiques, mais les deux entités ont évolué différemment. Les Syriens récusaient cette différence, et quand ils la reconnaissaient, ils la considéraient comme une déviation due à l’influence pernicieuse de l’Occident. Pour eux, Libanais et Syriens formaient un seul peuple. Le Liban, partie de la Syrie détachée en 1920, devrait par conséquent réintégrer l’unité.

S’appuyant sur cette logique et sur l’idéologie panarabe du Baas, l’action de Damas au Liban était présentée non comme une ingérence dans un pays voisin affaibli par des divisions intestines, mais comme une assistance offerte par « un frère sain à un frère malade », et comme un devoir national qui, à la suite de la « capitulation » de l’Égypte à Camp David, incomberait à la Syrie seule, principal défenseur de la cause arabe face à l’« impérialisme » et au « sionisme ».

D’autres pays de la région se sont ingérés dans le conflit libanais, en particulier la Libye et l’Iran, et d’une manière plus discrète, la Jordanie et l’Arabie saoudite. L’intervention de Kadhafi, outre son volet nationaliste, présentait un volet religieux ; le président libyen considérait en effet la guerre du Liban comme une lutte entre chrétiens et musulmans. Quant aux Iraniens, ils se sont appuyés sur leurs coreligionnaires du Liban, les chiites duodécimains, pour être présents à la frontière de la Palestine et avoir leur mot à dire à propos du conflit israélo-palestinien ; à cela s’ajoutait la volonté de leurs dirigeants d’exporter la révolution khomeyniste.

Le document de Taëf

La guerre du Liban prit fin avec l’accord de Taëf, dit « document d’entente nationale », signé le 22 octobre 1989 par la majorité des députés libanais. Il fut signé à un moment où la crise libanaise atteignait son paroxysme avec l’existence de deux gouvernements, l’un dirigé par le général Michel Aoun, l’autre par Salim Hoss.

Cet accord a insisté sur l’arabité du Liban, en soulignant qu’il « est arabe d’appartenance et d’identité », sur la coexistence entre les communautés et sur la modification de la répartition des pouvoirs de l’État entre les trois présidences (de la République, du gouvernement et de la Chambre), attribuées toujours aux trois grandes communautés du pays, la maronite, la sunnite et la chiite. C’est pourquoi l’accord fut présenté comme un nouveau pacte national. Les réformes qu’il préconisait exigeaient des amendements constitutionnels qui furent adoptés par la Chambre en août 1990 et promulgués par le président de la République le 21 septembre.

L’accord de Taëf et les amendements constitutionnels bouleversent l’ancienne répartition du pouvoir au sein de l’exécutif. Ils dessaisissent le président de la République du pouvoir exécutif au profit du Conseil des ministres et de son président. Le président de la République, y lit-on, « est le chef de l’État et le symbole de l’État et de son unité ; il veille au respect de la Constitution… ». Il préside le Conseil des ministres quand il y assiste, mais ne vote pas. Il préside le Haut Conseil de défense, mais celui-ci est soumis à l’autorité du Conseil des ministres ; il négocie les traités d’ordre international, mais ceux-ci ne sont ratifiés qu’après l’accord du Conseil des ministres… Autrement dit, le président préside mais ne gouverne pas.

Quant au président du Conseil, il est le chef du gouvernement et responsable de l’exécution de la politique générale arrêtée par celui-ci. Sa nomination est le résultat de consultations parlementaires menées par le président de la République.

Mais le vrai organe de décision au sein de l’exécutif est le Conseil des ministres qui exerce ses compétences en tant qu’organe collégial.

L’accord de Taëf introduit également des changements au niveau du législatif : les sièges de la Chambre sont partagés par moitié entre chrétiens et musulmans ; le mandat du président de la Chambre est étendu à quatre ans au lieu de deux. L’accord stipule l’abolition du confessionnalisme politique par étapes, et une fois cela réalisé, la création d’un sénat confessionnel qui préserverait les droits des communautés.

L’accord de Taëf légalise la présence syrienne au Liban et qualifie les relations libano-syriennes de « fraternelles » et de « privilégiées » ; il invite les deux gouvernements à les consolider par des accords dans tous les domaines. En réponse à cette recommandation, un « traité de fraternité, de coopération et de coordination » est signé à Damas le 22 mai 1991 entre le Liban et la Syrie.

Ce traité et l’accord de Taëf ont consacré l’emprise syrienne sur le Liban. Cela a duré jusqu’en 2005, année de l’assassinat du président Rafic Hariri, de la résolution 1559 et du retrait des troupes syriennes du Liban au mois d’avril. Mais avant de se retirer, les Syriens ont réussi à renforcer leurs alliés au Liban, les deux partis chiites Amal et Hezbollah.

Après cette date eut lieu, en 2006, la guerre israélienne contre le Liban, ce qui a généré des malheurs et des destructions ; et depuis, les crises politiques intérieures se succèdent au Liban ; elles sont aggravées par l’antagonisme entre sunnites et chiites qui affectent plusieurs pays de la région. Mais le Liban se trouve particulièrement touché à cause des armes que possède le Hezbollah, allié de l’Iran, qui a réussi, il est vrai, à obliger Israël à se retirer du Sud-Liban. Il faut lui en savoir gré, mais il s’est engagé, sans consensus national, dans certains conflits interarabes, sans tenir compte des répercussions de cet engagement sur le Liban.

Ce rapide survol des cent années d’existence du Grand Liban nous laisse perplexes et inquiets pour l’avenir. Ce pays, que ses promoteurs ont voulu multiconfessionnel et égalitaire, lieu de refuge pour tous les persécutés du Moyen-Orient, lieu de rencontre des religions et des cultures, paraît, à l’heure actuelle, aller à la dérive, sans avoir assez d’énergie pour se reprendre. Il est vrai que dès sa création, en 1920, il était contesté par une partie de ses habitants qui œuvrait pour l’unité de la Grande Syrie. Cette force centrifuge a fini par être contenue par les forces centripètes dans le cadre du pacte de 1943. Mais elle resurgissait à chaque occasion propice, comme ce fut le cas en 1958, en 1969 et en 1975. Cependant, malgré la recrudescence de l’attitude de certains groupes qui ont viré à l’intégrisme, une partie des dirigeants sunnites libanais a adopté ces dernières années la devise « priorité au Liban ».

Ce qui préoccupe davantage, ce sont les objectifs peu clairs poursuivis par le Hezbollah : cherche-t-il seulement à combattre Israël et à libérer la Palestine ? A-t-il renoncé à son projet d’origine qui consistait à transformer le Liban en un État islamique ? On entend depuis quelques mois des déclarations de responsables chiites, civils et religieux, qui affirment que le régime libanais est désuet, que le pacte de 1943 est mort, que l’accord de Taëf est tombé, qu’il faut abolir le confessionnalisme politique, établir un nouveau régime, modifier la loi électorale et faire du Liban une seule circonscription électorale ; ce qui signifie, en pratique, le passage à la démocratie du nombre.

Si cela a lieu, cette voie conduira inévitablement à la marginalisation de toutes les minorités dans la vie politique nationale, parce qu’elles ne pourront plus choisir librement leurs représentants au Parlement, ce qui va à l’encontre de l’objectif primordial pour lequel ont œuvré les pères fondateurs du Grand Liban en 1920, objectif dont la pierre angulaire consistait à assurer à ces minorités une liberté absolue et une égalité parfaite avec les autres communautés.

Le pacte national de 1943 a été un compromis fragile et comportait en lui-même les germes des conflits que le Liban a connus par la suite. L’équilibre subtil qu’il a voulu instituer, sur le plan intérieur entre les communautés, et sur le plan extérieur entre l’Occident et le monde arabe, constituait une arme à double tranchant. Chacune des grandes communautés du pays pouvait...