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Centenaire Grand Liban : lecture historique

Le Liban de 1920, une entité controversée

Le Liban de 1920, une entité controversée

Télégramme de Georges Picot au ministère français des Affaires étrangères portant sur le voyage que le patriarche maronite Howayek voulait effectuer à Paris, via Rome, afin de plaider la cause du Grand Liban. Georges Picot souligne dans son message que le voyage du patriarche « nous place dans une situation embarrassante ; d’une part, nous ne pouvons nous dérober à la demande (de voyage) qui nous est faite, et d’autre part, l’émir Fayçal se montre très irrité de ce voyage (…) ».

La Première Guerre mondiale ouvrit la perspective d’un démantèlement de l’Empire ottoman, ce qui offrit aux Libanais l’occasion d’intensifier leurs revendications en faveur de l’indépendance et de l’élargissement des frontières de l’entité libanaise telle qu’établie sur base du régime de la moutassarrifiyat de 1861. Dans les accords Sykes-Picot de 1916, la zone côtière, s’étendant entre la Palestine et l’Anatolie et englobant le Mont-Liban et la plaine de la Békaa, était placée sous l’administration directe de la France. Pour le courant libaniste, la situation se présentait sous bon augure, puisque la France a toujours été considérée comme une puissance amie et protectrice.

Après le retrait des Turcs de la région, ce courant décida d’envoyer à la conférence de la paix, ouverte à Paris en janvier 1919, des délégations pour y défendre ses revendications. Celles-ci se résumaient comme suit : indépendance complète vis-à-vis des pays voisins ; élargissement des frontières et aide de la France. Trois délégations successives furent chargées de cette mission : la 1re fut présidée par Daoud Ammoun, la 2e par le patriarche maronite Élias Howayek et la 3e par l’évêque Abdallah Khoury.

La 1re délégation n’obtint pas de résultats palpables, et c’est la 2e qui réussit à infléchir le cours des événements. En 1919, en effet, la politique de la France à propos du Proche-Orient était hésitante. Clemenceau voulait asseoir la présence de son pays dans cette région sur une base juridique solide. C’est pourquoi il tenait à conclure un accord, à propos du mandat syrien, avec l’émir Fayçal, fils du roi du Hedjaz, installé par les Anglais à Damas, qui dirigeait le mouvement unioniste syrien et représentait son père à la conférence de la paix. Les pourparlers engagés par Paris avec l’émir inquiétaient les partisans du Grand Liban qui craignaient que l’accord avec Fayçal ne se fît à leurs dépens. C’est la raison pour laquelle le Conseil administratif du Mont-Liban décida d’envoyer la 2e délégation à la conférence de la paix.

Le patriarche maronite partit donc pour Paris chargé d’une importante mission que lui avaient confiée les Libanais et leurs représentants au Conseil administratif. Sur ses épaules reposait un lourd fardeau : il devait défendre les aspirations pour lesquelles les habitants de la Montagne luttaient depuis le milieu du XIXe siècle, et couronner l’œuvre de ses deux prédécesseurs, les patriarches Hobeiche et Massaad. À la délégation qu’il présidait se joignit, à Paris, Mgr Moghabghab, l’évêque grec-catholique de Zahlé, le futur patriarche.

Mgr Howayek présenta à la conférence, le 25 octobre 1919, un long mémorandum résumant les options défendues par les partisans du Grand Liban. Dans l’introduction de ce mémoire, il affirma qu’il parlait au nom du Conseil administratif dont il avait mandat « ainsi qu’au nom des populations des villes et campagnes libanaises ou demandant leur rattachement au Liban sans distinction de rite ou de confession ». Quant aux revendications, elles se résumaient comme suit :

• La reconnaissance de l’indépendance du Liban et sa restauration dans ses limites historiques et naturelles.

• Des sanctions contre les auteurs des atrocités commises dans ce pays par les Turco-Allemands.

• La remise du mandat sur le Liban à la France.

Les frontières

Le patriarche Howayek précisa que l’indépendance réclamée par les Libanais était « surtout une indépendance complète vis-à-vis de tout État arabe qui se constituerait en Syrie ». Cette indépendance, ajouta-t-il, se justifierait par d’autres considérations, et il en énuméra, en les développant, quatre : considérations historiques, considérations politiques, considérations culturelles et considérations de fait et de droit.

Le patriarche aborda ensuite la question des frontières. Celles qu’il réclamait dépassaient légèrement celles du Liban actuel. Elles s’étendaient, au sud, jusqu’au lac de Houley qu’elles englobaient avec sa plaine ; et au nord, elles contournaient la plaine d’al-Boukeia et atteignaient la rive est du lac de Homs ; à l’est, elles s’arrêtaient aux crêtes de l’Anti-Liban et de l’Hermon.

Le patriarche affirma que ces frontières répondaient « à une nécessité vitale pour un pays qui, privé des plaines (…) serait une chaîne de montagnes improductives et incapables d’assurer l’existence de leurs habitants ».

Mgr Moghabghab présenta, à son tour, un mémoire à la conférence dans lequel il développa des arguments analogues. Il insista également sur la nécessité d’annexer au Liban les villes côtières et la plaine de la Békaa.

Les efforts déployés par la 2e délégation portèrent leurs fruits : Clemenceau adressa, le 10 novembre 1919, à Howayek une lettre dans laquelle il s’engageait, au nom de son gouvernement, à soutenir les aspirations des Libanais, tant à propos de l’indépendance vis-à-vis des pays voisins qu’à propos des frontières.

La contestation sunnite

Les promoteurs du Grand Liban semblaient remporter un round. Mais les partisans de l’unité syrienne ne désarmèrent pas pour autant. Dans les villes côtières, ce furent les dirigeants de la communauté sunnite qui brandirent l’étendard de l’opposition au projet du Grand Liban. Il faut rappeler que les sunnites de la région ont été les grands perdants de la guerre. La défaite de l’Empire ottoman qu’ils gouvernaient les avait abattus. Ils s’accrochaient alors aux promesses faites par les Anglais au chérif Hussein dans la correspondance McMahon-Hussein et œuvraient pour la création d’une Grande Syrie unifiée qui leur rendrait une partie de leur puissance et de leurs privilèges perdus. Ils craignaient, en cas de division de la Syrie en plusieurs États, de devenir, dans certains de ces États, minoritaires. Ils savaient déjà, par la déclaration Balfour de 1917, que la Palestine leur échapperait. Ils redoutaient, dans le projet du Grand Liban, le poids des chrétiens que soutenait la France. Les velléités séparatistes des alaouites et des druzes ne leur étaient pas inconnues.

Les sunnites libanais se rangèrent donc derrière l’émir Fayçal qui négociait avec la France et qui parvint à conclure avec Clemenceau, en janvier 1920, un accord dans lequel la France reconnaissait l’indépendance et l’unité de la Syrie, et Fayçal s’engageait à lui demander les conseillers et les techniciens dont son pays aurait besoin. Il y est dit, à propos du Liban, que Fayçal en reconnaissait l’indépendance sous le mandat de la France et que ses frontières seraient fixées ultérieurement par la conférence de la paix.

L’accord Fayçal-Clemenceau fut rejeté par une faction ultranationaliste du peuple syrien qui accusa l’émir « d’avoir vendu » le pays à la France. Fayçal dut s’incliner et accepter les décisions du Congrès syrien qui s’est réuni à Damas en mars 1920, a proclamé l’indépendance de la Grande Syrie, y compris la Palestine, choisit Fayçal comme roi, refusa le mandat, déclara respecter les vœux des Libanais mais dans les limites de la moutassarrifiyat. Il proclama également l’indépendance de l’Irak.

La position des Alliés

Les Alliés rejetèrent en bloc les décisions du Congrès de Damas, affirmant que les contrées concernées « ont été conquises sur les Turcs par les armées alliées et leur sort (…) ne peut être déterminé que par les puissances alliées agissant de concert » dans le cadre de la conférence de la paix.

Par ailleurs, les Alliés ripostèrent en tenant, en avril 1920, une conférence à San Remo durant laquelle leur Conseil suprême répartit les mandats sur les provinces détachées de l’Empire ottoman. La France reçut le mandat sur la Syrie, y compris le Liban, et la Grande-Bretagne le mandat sur la Palestine et l’Irak.

Fayçal et son gouvernement refusèrent de se plier aux décisions de San Remo. La tension monta entre Damas et Paris. Le haut-commissaire français, le général Gouraud, adressa à l’émir un ultimatum, exposant les conditions posées par son gouvernement pour éviter une action armée. Fayçal, conseillé par les Anglais, penchait vers l’acceptation de ces conditions, mais les ultras de son gouvernement poussaient à l’affrontement. Finalement, le 24 juillet 1920 eut lieu la bataille de Maysaloun durant laquelle l’armée syrienne fut défaite, les Français entrèrent à Damas et obligèrent Fayçal à quitter le pays.

Seule maîtresse de la situation, la France pouvait régler, comme elle l’entendait, l’administration des territoires confiés à son mandat. Le 3 août 1920, Gouraud proposa à son gouvernement la création d’un Grand Liban avec des frontières élargies et la division des territoires restants en trois États : celui de Damas, celui d’Alep et celui des alaouites. Paris donna son accord. Le 31 août, Gouraud publia l’arrêté 318 créant et délimitant l’État du Grand Liban ; et le 1er septembre, ce fut la proclamation solennelle de la naissance de la nouvelle entité, du perron de la Résidence des Pins à Beyrouth.

Les promoteurs du Grand Liban se sentirent comblés, mais les partisans de l’unité syrienne étaient frustrés. Ces derniers, résidents et émigrés, soutenus par Damas et par le puissant parti de l’Union syrienne fondé en Égypte en 1918, allaient poursuivre, sous différentes formes, la lutte contre le Grand Liban. Ainsi, dès sa création, cet État fut contesté par une partie de ses habitants.

Antoine HOKAYEM

La Première Guerre mondiale ouvrit la perspective d’un démantèlement de l’Empire ottoman, ce qui offrit aux Libanais l’occasion d’intensifier leurs revendications en faveur de l’indépendance et de l’élargissement des frontières de l’entité libanaise telle qu’établie sur base du régime de la moutassarrifiyat de 1861. Dans les accords Sykes-Picot de 1916, la zone côtière,...