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Centenaire Grand Liban : lecture historique

Une impulsion décisive pour l’entité libanaise

Une impulsion décisive pour l’entité libanaise

Un État à l’équilibre instable, conçu et né dans la tourmente, soumis à des tiraillements permanents ; un État multiconfessionnel qui s’est maintenu grâce à des compromis éphémères, sans cesse renouvelés ; un État dont la moitié de la population, mue par des idéologies unionistes, nationales ou religieuses, constitue une force centrifuge menaçante qui conteste son existence et qui le pousse vers l’extérieur, ébranlant ses fondements fragiles ; un État plongé, bon gré mal gré, dans les différents conflits qui secouent le Moyen-Orient et dont les habitants, en quête d’une identité claire, se trouvent ballottés entre Charybde et Scylla… Tel est le sombre tableau qui se présente aux observateurs étrangers.

Il faut cependant pondérer cette description morose en rappelant que le Grand Liban, qui a fêté son centenaire, a connu des périodes de répit où prédominaient l’entente nationale et la sérénité, ce qui lui permit de rayonner, dans plus d’un domaine, sur le plan régional, et de jouer, sur la scène internationale, un rôle stabilisateur.

Le Grand Liban ne fut pas une création improvisée en 1920, découlant de l’effondrement de l’Empire ottoman et du partage de ses provinces arabes asiatiques entre la France et la Grande-Bretagne, sous le couvert du régime des mandats internationaux. Il puise ses racines loin dans l’histoire. Déjà sous les émirs Maan et Chéhab, du XVIe au XIXe siècle, la Montagne libanaise jouissait d’une certaine autonomie, était considérée comme un lieu de refuge pour les minorités persécutées du Proche-Orient, et la spécificité de ses habitants commençait à s’affirmer. Ceux-ci, composés essentiellement de druzes et de maronites, étaient suspects aux yeux des Turcs.

Les deux communautés avaient intérêt à s’unir. La symbiose était encore due aux caractères complémentaires des deux peuples : le premier s’adonnait de préférence aux activités guerrières ; le second, industrieux et cultivé, s’imposait par ses connaissances et son travail. Les autres communautés ne tardèrent pas à s’associer à cette union. Ainsi, l’entité libanaise reçut une impulsion décisive et commença à se distinguer.

Conversions au maronitisme

En 1697, le pouvoir passa de la dynastie druze des Maan à la dynastie sunnite des Chéhab. Comme les sunnites étaient peu nombreux au Mont-Liban, pour consolider leur pouvoir, les Chéhab sentirent la nécessité de s’attacher à l’une ou l’autre des deux communautés influentes, la druze et la maronite. Diverses raisons firent pencher la balance en faveur de cette dernière. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Chéhab se mirent à se convertir au maronitisme. Les émirs druzes Abillamaa ne tardèrent pas à suivre leur exemple. Cela entraîna une infinité de conversions individuelles et renforça l’élément chrétien de la Montagne.

À cette époque, la désintégration de l’Empire ottoman était déjà bien avancée et les rivalités des grandes puissances, à propos de la Question d’Orient, éclataient au grand jour. Celles-ci n’hésitaient pas à amputer cet empire de ses provinces périphériques, à l’assujettir économiquement et à encourager les mouvements autonomistes, surtout dans les Balkans.

Une requête en douze points

Au Liban, le désir d’autonomie, voire d’indépendance, qui s’était manifesté dès le XVIe siècle ne faisait que resurgir par intermittence. Mais entre 1831 et 1840, sous le gouvernement égyptien, la symbiose druzo-maronite connut une rupture. Pour asseoir son autorité, Ibrahim Pacha, fils de Mohammad Ali, s’appuya sur Bachir II Chéhab et sur les maronites. Il imposa, en outre, une série de réformes en faveur des chrétiens et des juifs et créa dans chaque grande ville un Conseil, composé de représentants de toutes les communautés, qui faisait fonction de tribunal pour les affaires courantes, au détriment des tribunaux charia, ce qui exaspéra les communautés musulmanes.

L’année 1840 constitue une date charnière dans l’histoire du Mont-Liban. C’est l’année du retrait des Égyptiens de la région et de l’irruption, à leur place, des troupes turco-européennes, de la chute de Bachir II et du retour en force des notables druzes, dépossédés et bannis par l’émir. La situation intérieure de la Montagne se trouva, en outre, fragilisée par les transformations socio-économiques qui avaient affecté l’Empire ottoman dans son ensemble.

L’avenir paraissait ouvert à toutes les éventualités. C’est pourquoi les maronites, conscients de leur poids, tenaient à prendre en main les destinées du pays. Leur patriarche, Youssef Hobeiche, et leurs évêques adressèrent alors, en octobre 1840, au sultan une requête en douze points où étaient énumérées les revendications de leur communauté. Le douzième de ces points était ainsi libellé :

« En conformité avec les anciennes traditions, le gouverneur des montagnes du Liban et de l’Anti-Liban ne peut être que maronite, de la noble famille des Chéhab (…). Il devra être nommé par la Sublime Porte directement, sans passer par des intermédiaires. Il y aura en outre au Liban un Conseil pour diriger les affaires de la Montagne. »

Un Conseil confessionnel

Ce douzième point renfermait déjà les trois principaux fondements du libanisme qui s’affirmera dans les années 1918-1920. Le 1er est le fondement géographique : le Liban et l’Anti-Liban, avec la plaine de la Békaa logée entre les deux et la zone côtière, devraient former une seule entité politique ; le 2e est la nomination du gouverneur par le pouvoir central sans intervention des walis de Damas et d’Acre, autrement dit indépendance complète du Liban vis-à-vis des pays voisins ; le 3e est l’institution d’un Conseil communautaire dans la Montagne semblable à ceux créés par Ibrahim Pacha entre 1832 et 1840. C’est là l’origine du système confessionnel encore en vigueur au Liban.

C’est autour de ces trois fondements établis par le patriarche maronite en 1840 que se développa le projet du Grand Liban que défendra, en 1919-1920, un autre patriarche maronite, Élias Howayek.

Entre 1840 et 1860, le Mont-Liban vécut l’une des périodes les plus sombres de son histoire durant laquelle les deux communautés druze et maronite s’affrontèrent par les armes. Cela amena les grandes puissances à intervenir et à diviser la Montagne, en 1842, en deux caïmacamats, l’un druze et l’autre maronite, puis à créer, par le protocole de 1861, modifié en 1864, la moutassarrifiyat. Ce protocole stipulait, à l’article 1er, que le Liban serait administré par un gouverneur chrétien, nommé par la Sublime Porte et relevant d’elle directement, et à l’article 2, que ce gouverneur serait assisté par un conseil administratif de 12 membres, présidé par un maronite, représentant toutes les communautés de la Montagne. D’autres articles établissaient l’autonomie de la Montagne dans le domaine de la justice, de la sécurité et de la fiscalité, le tout sous le contrôle des puissances signataires du protocole.

Ces dispositions soustrayaient, en partie, le Mont-Liban à l’autorité de la Sublime Porte. Deux des trois revendications du patriarche Hobeiche étaient réalisées : la nomination d’un gouverneur chrétien par l’autorité centrale indépendamment des walis turcs de la région et la création d’un Conseil confessionnel. Par contre, la troisième, relative aux frontières, fut refusée par les Turcs. La moutassarrifiyat de 1861 eut des frontières étriquées, sans plaines ni ports. Mais le courant libaniste a remporté, par sa création, une demi-victoire puisqu’il a réussi à renforcer l’autonomie de la Montagne et à obtenir la garantie des puissances. Toutefois, sur le plan économique, la nouvelle entité n’était pas viable. C’est pourquoi les Libanais résidents et émigrés et les chefs de l’Église maronite, dont le patriarche Boulos Massaad, successeur de Hobeiche, n’ont cessé de réclamer l’élargissement des frontières.

La famine qui s’abattit sur le Liban durant la Première Guerre mondiale constitua une preuve irrécusable que ce pays, dans ses frontières de 1861, était incapable de nourrir ses habitants, et que l’agrandissement de sa superficie devenait une exigence vitale. C’est à la réalisation de cette exigence que s’attèlera le courant libaniste en 1919-1920, sous le leadership du patriarche maronite Élias Howayek.

Antoine HOKAYEM

Professeur d’histoire contemporaine, Université libanaise et Université Saint-Joseph, Beyrouth.

Un État à l’équilibre instable, conçu et né dans la tourmente, soumis à des tiraillements permanents ; un État multiconfessionnel qui s’est maintenu grâce à des compromis éphémères, sans cesse renouvelés ; un État dont la moitié de la population, mue par des idéologies unionistes, nationales ou religieuses, constitue une force centrifuge menaçante qui conteste son...