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Centenaire Grand Liban : lecture historique

III – Le règne des Chéhab et la fin de l’émirat de la Montagne

III – Le règne des Chéhab et la fin de l’émirat de la Montagne

L’émir Bachir II Chéhab, à l’origine né dans une famille musulmane, a été baptisé à Ghazir en 1767. Son père, l’émir Kassem, s’était converti au maronistisme.

Nombre d’historiens de renom s’accordent à relever que le relief géographique du Liban – ses hautes montagnes et son littoral ouvert sur le monde, notamment le monde

occidental – a largement contribué à façonner, au fil des siècles, une « personnalité » ou une spécificité libanaise (voir L’Orient-Le Jour du lundi 6 avril). Mais ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle qu’une entité libanaise relativement autonome, correspondant au Liban actuel, a émergé sous l’impulsion de l’émir maanite Fakhreddine II. Le pouvoir

ottoman tolérera le projet de Fakhreddine d’édifier une telle entité, mais lorsque l’émir entreprendra d’étendre son contrôle à certaines zones de la Palestine et de la Syrie, l’autorité

ottomane lancera une opération contre lui. Fakhreddine II sera arrêté et emmené à Istanbul où il sera exécuté en 1635.

L’exécution de Fakhreddine II a laissé un grand vide au niveau de l’émirat de la Montagne, lequel représentait approximativement les deux tiers du Liban actuel. La disparition de celui qui est considéré comme le précurseur du Grand Liban a débouché sur une période de déclin politique, de flottement et d’instabilité. L’emprise du pouvoir central ottoman sur l’émirat s’est par conséquent accrue et les émirs maanites exerceront un pouvoir dans un émirat territorialement réduit. La mort en 1697 du dernier émir maanite qui gouverna l’émirat, l’émir Ahmad – neveu de Fakhreddine II –, a marqué pratiquement la fin de la dynastie des Maan, du fait que l’émir n’avait pas de descendant.

Après la mort d’Ahmad, les Chéhab succéderont aux Maan dans l’administration de la Montagne. Dans son ouvrage Paysans et institutions féodales chez les druzes et les maronites du Liban du XVIIe siècle à 1914 (publications de l’Université libanaise), Toufic Touma (qui fut professeur de sociologie à l’UL) évoque la solide alliance entre les Maan et les Chéhab, due principalement à la proximité géographique (les Maan au Chouf et les Chéhab dans la région voisine de Wadi el-Taym) ainsi qu’à des liens de mariage et une participation commune à certaines batailles-clés. Sans compter que les Maan jouaient le rôle de médiateurs lorsque des conflits ou des luttes de pouvoir apparaissaient au sein du clan Chéhab. Il était donc naturel que la succession des Maan soit assurée par les Chéhab à partir de 1697, d’autant que les deux clans faisaient partie du camp des Qayssi (issu de l’Arabie).

Le règne des Chéhab durera un siècle et demi. La chute de l’émir Bachir II en 1840, suivie deux ans plus tard de celle de Bachir III, marquera pratiquement la fin de l’émirat de la Montagne. Durant cette phase de l’histoire du

Liban, les Chéhab, plus particulièrement Bachir II – dénommé Bachir le Grand –, parviendront à reconstituer progressivement, grosso modo, le Grand Liban que Fakhreddine II avait réussi à unifier sous son autorité.

Terre d’accueil et de refuge

Malgré la soumission au pouvoir ottoman et les nombreuses luttes intestines, les émirs Chéhab réussiront, notamment sous Bachir II, à préserver l’unité politique et administrative de l’entité libanaise et à assurer la plupart du temps un climat de stabilité et de prospérité, de sorte que le Mont-Liban sera à cette époque une terre d’accueil et de refuge pour de nombreuses familles chrétiennes de Syrie. Le règne des Chéhab sera également marqué par une ouverture sur l’Europe et sur les missions religieuses occidentales, ainsi que par un climat de concorde intercommunautaire druzo-maronite. Du moins jusqu’aux dernières années du règne de Bachir II… L’ère de la famille princière des Chéhab débutera donc peu de temps après la mort du dernier émir maanite, en 1697. Les notables et les cheikhs de la Montagne, réunis en assemblée générale dans le village de Soumqaniyé, près de Baakline, désignent alors à la tête de l’émirat de la Montagne l’émir Bachir Ier Chéhab, qui était le neveu par sa mère de l’émir Ahmad. Dans son ouvrage La formation historique du Liban politique et constitutionnel (publications de l’Université libanaise), Edmond Rabbath indique que dans le sillage de la désignation de l’émir Bachir Ier, l’émir Haïdar Chéhab – qui était lui aussi le neveu de l’émir Ahmad – a mis en jeu son influence auprès du pouvoir ottoman pour obtenir le soutien de la Sublime Porte à sa volonté de succéder à l’émir Ahmad à la tête de l’émirat. L’émir Haïdar étant toutefois trop jeune pour être aux commandes, c’est l’émir Bachir Ier qui prendra les rênes du pouvoir, mais en tant que régent de l’émir Haïdar.

La fin du clan des yéménites

Ce n’est qu’en 1707 que l’émir Haïdar accédera au pouvoir après la mort de Bachir Ier. Quatre ans plus tard, il fera subir lors de la bataille de Aïn Dara une cuisante défaite au clan adverse yéménite. Cette bataille marque la fin du camp yéménite qu’une rivalité ancestrale opposait au clan des qaïssites, lequel comptait dans ses rangs, notamment, les Maan, les Chéhab et la tribu des Tannoukh. Mais la disparition du clivage traditionnel dans la Montagne entre les deux partis rivaux des qaïssites et des yéménites débouchera sur une nouvelle rivalité fiévreuse entre les clans druzes des joumblattis et des yazbakis. La famille Joumblatt portera, à l’évidence, l’étendard du clan joumblatti, alors que les yazbakis regroupaient les familles Talhouk et Abdel Malak, notamment, ainsi que, un peu plus tard, les Arslane. Ce clivage entre joumblattis et yazbakis dépassera le cadre druze et s’étendra même à certaines franges des chrétiens et des musulmans de la Montagne.

Un tel clivage, perceptible jusqu’à aujourd’hui, illustre à quel point certaines rivalités et allégeances partisanes et claniques actuelles remontent à très loin dans l’histoire et puisent leurs sources dans des racines sociales profondément ancrées dans les réalités sociétales libanaises.

En 1732, l’émir Melhem, fils de l’émir Haïdar, succède à son père. Progressivement, il reprend le contrôle des principaux territoires qui avaient formé l’entité libanaise du temps de Fakhreddine II, notamment la Békaa, la région chiite de Jabal Amel, au Liban-Sud, ainsi que, plus tard en 1749, Beyrouth, qui deviendra le siège d’hiver de l’émirat, tandis que Deir el-Qamar restera la capitale officielle.

L’émir Melhem, secoué par une crise de mysticisme, abdique en 1754. Durant cette période, ses deux fils, Kassem et Youssef, se convertissent au christianisme et adhèrent à la communauté maronite. L’abdication de l’émir Melhem donnera lieu à des luttes intestines pour le pouvoir entre ses deux frères, Mansour et Ahmad. Le leadership de l’émirat reviendra toutefois, en 1770, à l’émir Youssef (fils de l’émir Melhem) qui sera « intronisé » émir de la Montagne au cours d’une assemblée générale des cheikhs et des notables tenue à Barouk.

Bachir II et l’État moderne

L’émir Youssef, premier émir chrétien à gouverner l’émirat, réussira à préserver l’intégrité du territoire libanais et à y faire régner un climat de prospérité. Il sera toutefois combattu et exécuté en 1788 par le pacha d’Acre, Ahmad el-Jazzar. Celui-ci imposera aussitôt la désignation de Bachir II à la tête de l’émirat. Bien qu’imposé par Ahmad el-Jazzar, ce dernier ne tardera pas, du fait de sa personnalité et de son envergure, à faire ses preuves sur la scène politique avec pour ambition de consolider le projet d’unification de l’entité libanaise mis en chantier par Fakhreddine II. Bachir II a réussi ainsi à imposer son autorité sur les territoires de ce qui deviendra le Grand Liban. Il s’emploiera à maintenir l’ordre et la sécurité, en dépit d’une fronde menée par les deux fils de l’émir Youssef qui revendiquaient la direction de l’émirat.

Bachir II avait été baptisé en 1767 à Ghazir (son père, l’émir Kassem, s’étant lui-même converti au maronitisme). Symbolisant ainsi le pluralisme libanais, Bachir II suivra une politique libérale, notamment sur les plans culturel et religieux. Dans le palais de Beiteddine, qu’il fit construire entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle et qui deviendra la résidence de l’émir, il avait prévu l’édification d’une chapelle et d’une mosquée. Il mettra à profit ce palais de Beiteddine pour développer les arts et les lettres.

Parallèlement à ses efforts visant à mettre en place la structure et les fondements d’un État moderne, Bachir II pratiquera une politique d’ouverture envers l’Occident – dans le sillage de l’action de Fakhreddine II sur ce plan–, et c’est sous son règne que seront créées les conditions propices au développement et à l’extension des missions occidentales d’enseignement qui prendront leur essor au XIXe siècle.

La période de l’occupation égyptienne, de 1832 à 1840, marquera un point d’inflexion dans le règne de Bachir II. Le Liban sera alors soumis au pouvoir de Mohammad Ali qui confiera l’administration du territoire de l’entité libanaise à son fils aîné Ibrahim Pacha. La politique suivie par ce dernier, visant notamment à combattre la féodalité, et l’attitude de Bachir II, qui soutiendra Ibrahim Pacha dans une attaque contre les druzes du Hauran, auront pour conséquence de semer les germes d’un climat de discorde entre maronites et druzes. À l’instigation d’agents anglais – qui soutenaient les druzes –, une insurrection éclate au Mont-Liban contre l’occupation égyptienne. Il en résultera un repli égyptien et un retour à l’influence ottomane.

Combattu par les Anglais et ne bénéficiant pas d’un appui suffisant de la France, Bachir II se trouve confronté à un rapport de force international qui joue en sa défaveur. Il abdique en 1840 et se livre aux Anglais qui le transporteront avec sa famille à Malte où il meurt en 1850.

Les Ottomans, de concert avec les Anglais, désigneront l’émir Bachir III à la tête de l’émirat. Mais le nouvel émir s’avère corrompu et incapable d’imposer son autorité. Son règne s’achèvera en 1842 dans un climat de conflit entre maronites et druzes. Ce sera la fin de l’émirat de la Montagne et le début d’une nouvelle phase de l’histoire du Liban.

Nombre d’historiens de renom s’accordent à relever que le relief géographique du Liban – ses hautes montagnes et son littoral ouvert sur le monde, notamment le monde occidental – a largement contribué à façonner, au fil des siècles, une « personnalité » ou une spécificité libanaise (voir L’Orient-Le Jour du lundi 6 avril). Mais ce n’est qu’à la fin du XVIe...