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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Un siècle de rendez-vous manqués

Un siècle de rendez-vous manqués

Le Hezbollah a envahi Beyrouth en mai 2008 pour souligner que la majorité populaire du 14 Mars n’aura pas raison de ses armes. Notre photo, le gigantesque rassemblement du 14 mars 2005 dans le centre-ville de Beyrouth. Haitham Mussawi/AFP

Ce n’est pas une tâche aisée de parler du centenaire du Grand Liban, à la croisée d’une crise protéiforme dont l’issue ne semble pas accessible dans le court terme. L’expression purement rationnelle et cartésienne est bien peu flatteuse et déloyale pour ce pays qui s’assimilerait à tant d’égards à un rêve au Proche-Orient. Verser dans un sentimentalisme nostalgique risquerait de transformer notre histoire en épopée homérique et en un condensé de clichés sur lesquels ont surfé les communautés, chacune pour édifier un mythe identitaire qui lui est propre. Nous tenterons donc de jauger notre analyse en l’articulant en deux temps : celui du passé pour comprendre le modèle libanais et celui de la contemporanéité afin d’identifier les causes d’échec, ou plus précisément de survie sous perfusion, d’un pays rendu exsangue sur les plans sécuritaire, politique, économique, culturel et social.

Le Liban n’a pas à justifier son existence dans une région qui a vu émerger les États-nations dans la première moitié du XXe siècle. Son existence en tant qu’entité historique, anthropologique et géographique précède son existence dans le concert des nations modernes. Et souvent la dimension étatique du Liban actuel fait pâle figure face à son histoire épique plus ancrée dans l’évolution du monde et vieille de 2 000 ans. Il existe un décalage aigu entre le Liban rêvé appartenant à un inconscient collectif et un Liban réel décevant par sa classe politique et ses prévarications aussi bien que par son morcellement territorial dû à une souveraineté épisodique et souvent violée par la détention d’armes illégales. Sans oublier les crises non moins graves, telles que la présence d’un million et demi de réfugiés syriens sur son territoire et l’impasse de la question des camps palestiniens, gardée en suspens depuis la fin de la guerre civile.

Le tableau est lugubre, peu réjouissant et sombre comme la couleur de sa capitale qui s’asphyxie jusqu’à aujourd’hui sous la poussière de l’explosion apocalyptique du 4 août. Ce qu’est devenu le Liban, cent ans après sa déclaration sur le perron de la Résidence des Pins, ferait se retourner ses pères fondateurs dans leurs tombes ; notamment le patriarche Élias Howayek, défenseur acharné du Grand Liban à la conférence de paix de Paris en 1919.

Dans son manifeste « Qu’est-ce qu’une nation ? », Ernest Renan définit les conditions de l’édification d’un État-nation. C’est la construction d’une union entre deux choses : histoire commune et rassemblement d’une population, « l’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble ». Nous voulons nous attarder sur ces deux dimensions, pensées par le philosophe et historien français.

Le passé, à la base de l’édification du Grand Liban, est-il reconnu et assimilé par tous les Libanais ? Le présent exigeant un vivre-ensemble paisible n’est-il pas menacé depuis près d’un demi-siècle par les importations et implantations des projets régionaux sur le territoire libanais ? Commençons par une lecture du passé. Nous pouvons longtemps disserter sur l’histoire d’un Liban résistant et d’un territoire pourfendant les soumissions grâce à un peuple maronite alliant spiritualité et esprit martial. Peuple désenclavé et ouvert à l’Occident aussi, notamment à partir du XVIe siècle – plus précisément avec la volonté du pape Grégoire XIII de les rapprocher de Rome et la fondation du Collège maronite de Rome, véritable foyer de l’émergence d’un certain imaginaire maronite. Nous nous contenterons, cependant, de situer cette lecture diachronique dans un siècle chargé de changements : le XIXe siècle et la concrétisation politique des aspirations souverainistes des Libanais du Mont-Liban et du patriarcat maronite.

Un Grand Liban souverain : fruit d’un projet maronite inclusif

Beaucoup se trompent en assimilant le Liban à une « création française » et certaines approches académiques et idéologiques défendent l’idée de « l’occidentalisation de l’ordre politique dans des États importés », en évoquant l’émergence des États-nations après la chute de l’Empire ottoman. Cependant, maintes sont les preuves et nombreux sont les événements politiques non banals qui ont scandé le XIXe siècle au rythme d’une aspiration à la souveraineté. Cette aspiration fut portée à chaque rendez-vous de l’histoire par les patriarches maronites.

Le patriarche Howayek par sa détermination à la conférence de Paris en 1919 a perpétué une tradition maronite bien ancrée au XIXe siècle. Son projet, le Grand Liban, n’est autre que l’épanouissement naturel du Mont-Liban, une exception dans la répartition géographique prévue dans les territoires de l’Empire ottoman des accords Sykes-Picot. Il s’inscrit même dans une série d’événements, à commencer par l’année 1831 et l’expédition d’Ibrahim Pacha, fils de Mohammad Ali. Ce dernier, fort de son alliance avec l’émir libanais Bachir II, occupa la Palestine, le Liban et la Syrie et imposa des réformes égalitaires entre chrétiens et musulmans au Liban. C’est ainsi qu’on a vu apparaître les premiers conseils administratifs mixtes. Un grand exploit pour les chrétiens qui aspiraient à ne plus vivre sous le joug de la dhimmitude. Et avec le retrait des Égyptiens et la chute de Bachir II, c’est le patriarche maronite Youssef Hobeiche qui prit le relais de la sauvegarde de cet acquis politique majeur. Il envoya une supplique au sultan, constituée de 14 points et dont le 12e point insistait sur la nécessité de la désignation d’un gouverneur chrétien directement par la Sublime Porte, sans passer par d’autres intermédiaires, comme celui des walis de Damas et d’Acre.

La carte de 1862

Ainsi, une souveraineté relative était-elle instaurée en consacrant une indépendance d’un Liban communiquant avec sa bande côtière et la plaine de la Békaa, par rapport aux pays voisins. L’année 1860 et ses événements sanglants virent se réduire cet espace comme peau de chagrin. La moutassarrifiya a réduit l’espace libanais relativement souverain à un Mont-Liban étriqué. Et c’était au tour du patriarche Boulos Massaad de revendiquer, sans relâche, l’extension des frontières libanaises réduites par le protocole de 1861. Ce vœu attendit le patriarche Howayek et la chute de l’Empire ottoman. Cependant, il n’est ni projet infondé ni artifice géographique.

Les archives françaises du XIXe siècle tranchent la question de la réalité géographique historique du Liban. En effet, la brigade topographique du corps expéditionnaire de Napoléon III établit une carte du Liban, en 1862, y faisant figurer les frontières actuelles. Ce document servit de base à la revendication du patriarche Howayek en 1919. Ce personnage historique était révolutionnaire pour son époque. Rassemblant dans son comité présent à la conférence de la paix à Versailles des Libanais de toutes confessions, il pressentit déjà la menace de l’emprise syrienne et les rêves de certains musulmans libanais de fusionner avec une Syrie arabe.

Nonobstant cette réalité qui aurait pu, légitimement, faire accroître chez l’artisan du Grand Liban une tentation du repli communautaire, le patriarche choisit le Grand Liban pluraliste et multiconfessionnel, à condition qu’il soit indépendant de tout État arabe qui se constituerait en Syrie. Il s’opposa aux accords Clemenceau-Fayçal et obtint, avec ténacité, la déclaration du Grand Liban. Les chrétiens libanais échappent ainsi à la logique minoritaire qui tente les « chrétiens d’Orient ». Et le confessionalisme fut la continuité des deux caïmacamats et de la moutassarrifiya, et non un système parachuté ex nihilo. Il était même la pierre angulaire du vivre-ensemble et une garantie, au siècle dernier, pour les musulmans libanais, comme l’affirme l’éminent historien du Collège de France Henry Laurens.

Le Liban n’est donc pas accident historique et concours de contingences, mais bien une résultante légitime d’un long combat séculaire contre toute forme d’injustice et un creuset pour l’épanouissement des libertés et de la diversité dans un Proche-Orient monochrome. La nation est donc ancienne, mais l’État était nouveau en 1920. Il ne tarda pas à être tiré à hue et à dia par les allégeances aux puissances régionales.

Les rendez-vous manqués avec l’histoire : causes et solutions

Le rêve du Grand Liban vécut un siècle d’or avant qu’il ne sombre dans une période de divisions internes dues aux multiples atteintes à sa souveraineté à partir de 1975, et nous dirions même avant cette année fatidique, avec la signature de l’accord du Caire, en 1969. Inutile de philosopher sur la question libanaise et de l’analyser d’une manière sophistiquée, souvent frôlant une préciosité loin de la réalité. Il suffit d’identifier les maux pour trouver les remèdes ; sinon tout autre discours sur les causes de l’échec du modèle libanais ne serait que cautère sur jambe de bois.

Concrètement, où réside le mal au Liban ? Il suffit d’en faire l’inventaire. Les armes illégales qui ont commencé à poindre dans les années 50 et le prix cher que le Liban a payé en ne prenant jamais ses distances vis-à-vis du conflit israélo-palestinien ; l’accroissement du soutien des communautés musulmanes à la cause palestinienne qui a fracturé le vivre-ensemble libanais et dressé les communautés les unes contre les autres ; la porosité des frontières libanaises – une faille dans notre souveraineté – face aux assaillants étrangers et l’interventionnisme syrien meurtrier qui a saigné le pays à blanc sur les plans politique, économique et humain ; les arrestations politiques, surveillance orwellienne de la pratique des libertés et enserrement dans un étau sécuritaire de toute vie politique, touchant surtout les chrétiens opposés à l’occupation dans les années 90 et jusqu’à la révolution du Cèdre.

Tout cela n’aurait pas été possible sans la collaboration d’une classe politique véreuse qui a préféré la soumission à l’application de l’ordre de la loi, pilier de la souveraineté, au pays du Cèdre. Se jouxte à ce fléau la montée en puissance du Hezbollah, bras armé du projet khomeyniste duodécimain au Liban. Cette milice, désignée comme terroriste par nombre de pays, d’instances internationales et même par la Ligue arabe, ne cesse de s’implanter d’une manière tentaculaire au Liban en asseyant son règne à maints niveaux : communautaire, militaire, politique, sécuritaire et économique. Sournoisement, il s’est infiltré dans la vie politique à pas feutrés, d’abord par le biais de blocs parlementaires modestes, ensuite en nouant l’alliance faustienne avec le CPL du général Michel Aoun dans le cadre du fameux accord de Mar Mikhaël, bénéficiant ainsi d’une ombrelle de légitimité chrétienne.

Le véritable complot

Depuis, le Hezbollah s’est arrogé le droit de mener la guerre dévastatrice de 2006 contre Israël pour s’offrir une victoire illusoire, mettant sous opium sa communauté. Ensuite, par la terreur, il a envahi Beyrouth en mai 2008 dans un message politique clair : la majorité populaire du 14 Mars, alors uni, n’aura pas raison de nos armes. Le bloc souverainiste du 14 Mars a commencé peu à peu à perdre du lest, à cause de la rétraction des uns et de la tentation du pouvoir pour se préserver politiquement des autres.

Aujourd’hui, dans ce gouffre dans lequel le Liban est englué, la révolution du 17 octobre n’a pas encore réussi à ébranler l’alliance maléfique entre classe politique éhontée, léthargique et corrompue, et armes illégales. Jamais le Liban ne s’était engouffré dans une crise pareille où son classement économique frôle les niveaux abyssaux du Venezuela, où tout audit juricomptable de la Banque du Liban (BDL) est refusé, où le blé et les médicaments risquent de ne plus être subventionnés par l’État dans un contexte de précarité accrue qui menace un Libanais sur deux.

Le pays est sans exagération aucune sacrifié. Et d’aucuns, au discours se voulant progressiste, moderne et ne tombant pas dans l’oreille sourde des révolutionnaires, discutent du changement du système et de nouvelles lois électorales « libérées du joug confessionnel ». Les esprits avertis n’en sont pas dupes. Un véritable complot monterait la vague de la révolution pour faire passer les projets ambitieux du tandem chiite ; une loi électorale insidieuse reposant sur la proportionnalité intégrale. Un tel sabordage de l’équilibre du système libanais fustigeant le confessionnalisme ferait oublier que le communautarisme est le problème et non le confessionalisme politique. Et si ce dernier est à revoir, ce n’est pas par le chantage à l’argument numéraire d’une démographie qui change au profit de la communauté chiite.

Le vivre-ensemble dont se réclament nombre de responsables libanais hypocritement se fiche de l’argument démographique. Soit nous vivons ensemble en n’ayant pas la hantise de la démographie, soit de nouveaux scénarios sont à proposer en garantissant des droits égaux à toutes les communautés, dans un système non discriminant et répondant aux changements survenus au cours de ce centenaire du Grand Liban. Un radeau de sauvetage existe encore avant de passer aux solutions radicales dont l’enfantement se ferait au forceps. Un respect de la neutralité du Liban tel qu’il est exposé dans le mémorandum de Bkerké est plus que jamais de mise. En adoptant la neutralité comme antidote aux conflits régionaux, aux fractures internes et un neutralisateur des ambitions des pays voisins sur le sol libanais, le Liban pourrait retrouver une paix tant rêvée, et surtout durable. Sinon, l’État libanais dans sa forme actuelle, reposant sur une centralisation des pouvoirs nécessitant un perpétuel consensus, ne pourrait survivre un second centenaire.

Maya KHADRA

Journaliste, enseignante

Responsable du département Culture générale et Humanités à l’IPAG Business School Paris

Ce n’est pas une tâche aisée de parler du centenaire du Grand Liban, à la croisée d’une crise protéiforme dont l’issue ne semble pas accessible dans le court terme. L’expression purement rationnelle et cartésienne est bien peu flatteuse et déloyale pour ce pays qui s’assimilerait à tant d’égards à un rêve au Proche-Orient. Verser dans un sentimentalisme nostalgique...