Jabbour Douaihy, le romancier de la vie libanaise, collectif sous la direction de Pascale Lahoud, éditions de l'Université Antonine, 2020, 230 p.
Comme pour démentir le dicton « Nul n’est prophète en son pays », ce livre bilingue intitulé Jabbour Douaihy, le romancier de la vie libanaise et publié sous la direction de Pascale Lahoud réunit les études ou témoignages de plusieurs universitaires ou personnalités du monde culturel à propos de l’écrivain et son œuvre. Après une introduction du Père Michel Jalkh et une notice biographique où l’on apprend que l’auteur est né à Zghorta en 1948, qu’il a étudié chez les Frères à Tripoli et qu’il a obtenu un doctorat en littérature comparée de l’Université Paris III (Sorbonne nouvelle), enseigné les lettres françaises à l’Université libanaise et collaboré à L’Orient Express puis à L'Orient littéraire, avant de publier une dizaine de romans traduits dans plusieurs langues (dont le macédonien !), Khaled Ziadé ouvre le bal et relève dans l’œuvre de Douaihy une quête de l’identité et une peinture des clivages qui opposent vie rurale et vie citadine, richesse et pauvreté. « Le Liban que raconte Douaihy, observe-t-il, n’est pas celui des manuels scolaires, ni celui du Liban de la mer, de la neige et du climat tempéré. Son roman n’est pas “tempéré”, il n’accepte pas les vérités apparentes ou convenues... Son héros est le Libanais réel, loin du cliché du Libanais idéalisé. »
Les dimensions sociologique, policière et poétique de l'œuvre
Pour mieux souligner la dimension sociologique de l’œuvre romanesque de Jabbour Douaihy, Melhem Chaoul démontre dans son étude le rôle de la ville – Tripoli ou Beyrouth en l’occurrence – dans la formation de ses personnages. Tantôt protectrice, tantôt destructrice, elle ne sert pas seulement de cadre à l’action, elle se trouve au cœur même de l’action et représente une entité vivante, avec ses cris et ses parfums, qui sert de refuge aux uns et abrite les amours des autres, mais se montre impitoyable et violente, signes d’une faiblesse annonciatrice de sa déchéance et de son « effondrement ».
Pour sa part, Georges Dorlian considère que plusieurs romans de Jabbour Douaihy, notamment Rayya al-Nahr, ressemblent à des polars puisque le lecteur y retrouve mystères, suspense et crimes. Ayant établi cette similitude, Dorlian reconnaît que le recours par l'auteur à une intrigue « policière » n’est que prétexte pour analyser les « mentalités » de ses personnages et pour aborder, dans une démarche qualifiée d’« anthropologique », des sujets essentiels comme la recherche des origines et la quête identitaire.
Vient le tour de Farès Sassine qui analyse subtilement le rapport de Douaihy à la poésie. Les romans de celui-ci comportent en effet des références et réminiscences poétiques, ou s’apparentent au récit poétique par leur style ou par certains thèmes abordés. Selon la formule de Sassine, l’auteur a capté la magie de la poésie pour l’insuffler dans ses romans.
Une construction romanesque ingénieuse
Après un article de Wafa Chaarani sur le style narratif de l’auteur et un autre de Pascale Lahoud sur ses personnages marqués par l’alternance de l’ombre et de la lumière, Sonia Dayan-Herzbrun estime dans son étude que « les récits de Jabbour Douaihy forment un ensemble ouvert et dynamique. Ils créent des espaces visuels, comme autant de regards sur le mystère libanais et son étrange polyphonie faite d’unité et de multiplicité. Tous sont teintés d’humour et de comique, aussi tragique, voire désespéré... Mais c’est en cela qu’ils sont porteurs d’un optimisme moral qui donne la force de conjurer le “malheur arabe” par l’écriture. »
Quant à l’écrivain francophone Charif Majdalani, il s’attarde sur « le mouvement et l’immobilité dans Rayya al-Nahr » pour nous démontrer comment toute la construction du roman en question tend à rendre sensible « l’imperturbable statisme de ce hors-temps dont rêve Rayya et que symbolise sa maison au bord du fleuve ».
Quant à Hoda Rizk-Hanna, elle s’est penchée sur Pluie de juin qui raconte le crime collectif commis en 1957 dans l’église Notre-Dame de Méziara suite à un conflit opposant le clan Frangié au clan Douaihy. Son étude insiste sur la mise en narration ingénieuse adoptée par l’auteur qui s’immisce dans la fiction et recourt aux digressions, à l’anachronie, aux contrepoints ou au changement de perspective narrative – invitation à une participation active du lecteur. « L’horreur mise en narration ou dans ce roman relève certes de l’exorcisme pour un écrivain originaire de Zghorta, affirme-t-elle. Mais il s’agit aussi, pour lui, de lever le voile sur ce qui doit être révélé afin que l’inavouable ne souille plus la mémoire collective d’une région. »
La portée métaphorique ou autobiographique de l'œuvre
Pour Nicole Saliba-Chalhoub, qui a choisi d'analyser la sémantique narrative et l'herméneutique discursive dans Le Manuscrit de Beyrouth, si l’auteur dit avoir voulu faire de l’imprimerie la métaphore de Beyrouth, il ne s’écarte pas pour autant de ce qu’il appelle « le carcan de l’histoire libanaise ». Il adopte plutôt la distance apportée par la métaphore pour dire autrement le Liban et, plus particulièrement, Beyrouth.
Enfin, aux yeux d’Antoine Courban qui s’est basé sur la trilogie Le Quartier américain, Le Manuscrit de Beyrouth et Pluie de juin, l’œuvre de Douaihy relève de la « psycho-sociobiographie ». « Son génie propre, écrit-il, réside dans son exceptionnel talent de conteur qui parvient, avec la grande rigueur d’une démarche fouillée et documentée, à reconstituer l’histoire pour en faire le cadre d’événements où évoluent des personnages de fiction qui, souvent, ont une aura de plausibilité qui confère au récit un attrait quasi autobiographique pour le lecteur qui a vécu et connu le Liban des années 1950 et au-delà... ».
Le recueil s’achève sur trois témoignages de Chibli Mallat, Tarek Mitri et Rony Araiji, et sur le mot de la fin, signé par l’auteur lui-même, qui retrace son propre parcours et affirme que si l’écriture est arrivée tardivement dans sa vie, elle est néanmoins devenue pour lui un « rendez-vous fixe » dont il se suffit.
De grands auteurs comme Barrès, Gide ou Valéry se sont déjà attardés sur « la dialectique de l’universel et du particulier », et l’idée de l’accès à l’universel par le biais du local ou du particulier est désormais une évidence. En renfermant ce recueil, on reste admiratif devant une véritable « œuvre », servie par un style à la fois exigeant et moderne, qui nous dévoile l’amère réalité libanaise à la manière d’un Toufic Youssef Aouad dont Jabbour Douaihy apparaît comme le digne héritier et qui, en nous offrant une peinture balzacienne des mœurs et des mentalités, accède tout naturellement à l’universel.
"L'universel, c'est le local moins les murs". Miguel Torga.
19 h 27, le 15 juin 2022