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Agenda - Hommage

Richard Chemaly, le doyen qui savait dire non

Richard Chemaly ne craignait pas la mort. Longtemps souffrant, il s’y était bien préparé, avec cette inébranlable foi chrétienne qui le caractérisait. Et puis vint cette maudite année 2020, annus horribilis, qui refusa de partir sans un dernier affront, particulièrement éprouvant. Richard Chemaly n’est plus. Cet immense personnage s’est éteint calmement, sans bruit et bien loin des lumières. Et pourtant, il y avait de quoi.

Doyen de la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph durant quatre mandats et seize années consécutives, Richard Chemaly aura marqué à jamais par son style et son caractère la faculté et son corps enseignant et administratif. Professeur et juriste accompli, il s’intéressa, entre autres, au droit commercial, au droit civil, au droit international privé et à l’arbitrage international. Rien ne lui échappait, aucune branche de droit ne lui était étrangère ou lointaine.

Quand j’avais le privilège et le plaisir, doctorant perdu dans les méandres du droit bancaire et financier européen, de discuter de mon sujet de thèse avec lui, je me retrouvais constamment dans cette situation bizarre du thésard qui réalise qu’il se trouve en la présence d’une personne qui maîtrise son sujet bien mieux que lui. Et quand, à l’aune de ma soutenance de thèse, il avait la gentillesse de me rassurer que je connaissais certainement mon sujet mieux que les membres de mon jury (« toute révérence gardée à ces derniers », tenait-il à préciser), je souriais, résistant à l’envie de lui répondre que j’étais chanceux qu’il n’en fasse pas partie.

Car Richard Chemaly détestait les compliments et certaines façons de faire bien libanaises, s’attachant à des idéaux qui, il le réalisait bien, se faisaient de plus en plus rares dans son pays natal. Bien plus admirable en réalité que le juriste était l’homme qui, derrière une apparence sans faste et son éternelle sacoche en cuir, recelait une force de caractère et une détermination inébranlables qui forçaient l’admiration et le respect. D’une droiture et intégrité légendaires, Richard Chemaly imprima sa faculté de cette immense paix intérieure et assurance du travail bien accompli qui l’accompagnaient partout, réussissant l’exploit inimaginable de lui garder une réputation d’excellence, aussi bien au Liban qu’à l’étranger, durant les années les plus sombres que le pays ait connues. Jusqu’au point où certaines universités et masters de renommée en France et aux États-Unis n’admettaient des étudiants libanais que s’ils étaient recommandés par Chemaly ! C’était comme s’il avait réussi à créer un îlot de résistance, bien caché derrière les murs de la rue Huvelin, à l’abri d’un pays qui sombrait – et sombre toujours – de plus en plus dans la médiocrité et la désinvolture. Ne peut être doyen celui qui ne sait pas dire non, disait-il, prenant un plaisir malin, difficilement voilé, à chaque fois qu’il invoquait les « pseudo-amis » qu’il avait perdus en refusant de changer une note par-là ou de donner un coup de pouce par-ci.

Cela lui avait acquis auprès de certains de ses étudiants une réputation d’exigence, voire de rigidité. Ceux qui ont eu la chance de le connaître de plus près retiendront cependant d’autres traits de Richard Chemaly, et notamment la modestie et la loyauté sans faille qui le caractérisaient. Il aimait s’adresser à nous, ses anciens étudiants, en tant qu’amis, alors que nous voyions en lui un maître et un mentor. À l’époque où j’assumais les fonctions de président de l’amicale des étudiants de la FDSP et que je le croisais dans les couloirs de la faculté, il me surprenait toujours en me demandant discrètement mais jusqu’aux moindres détails de tel ou tel manifestation ou évènement que nous organisions. C’est dire combien il était proche de ses étudiants, souvent sans que ces derniers ne le sachent. Et quoiqu’il insistait à me rappeler régulièrement que les étudiants étaient là avant tout pour apprendre et que les activités extracurriculaires, et notamment politiques, ne devaient pas les en distraire, je savais bien qu’au fond, il était, à sa façon, encourageant et satisfait.

Ayant perdu un frère dans l’explosion qui emporta le président Bachir Gemayel dans l’une des tragiques coïncidences de la guerre civile, il était convaincu que la meilleure façon de lutter était d’inculquer à ses étudiants non seulement des informations mais surtout des principes et des valeurs. C’est ainsi qu’en 2007, en guise de conclusion à son fameux cours de droit commercial, il tint à nous rappeler que les valeurs du travail et de la méritocratie étaient bien le meilleur et le plus noble des remparts pour lutter contre le naufrage du pays. Dans un documentaire récent consacré au doyen Émile Tyan, Richard Chemaly, avec son éloquence et son élégance habituelles, citait Platon, selon qui les hautes fonctions sont comme les pics des montagnes – n’y accèdent que les aigles et les reptiles. Cet aigle qui refusa toutes les lumières et toutes les gloires atteint, sans forcer et avec une classe certaine, des sommets dont d’autres peuvent seulement rêver. Chaque étudiant et ancien étudiant de la FDSP sait au fond ce qu’il doit au doyen Chemaly. Chacun d’entre nous sait qu’à chaque fois qu’il reçoit une lettre d’acceptation ou une offre d’embauche, à chaque fois qu’il accède à une haute fonction ou excelle au Liban ou à l’étranger, c’est en partie à Richard Chemaly qu’il le doit. Mais ce que beaucoup ignorent, c’est la satisfaction et la fierté qu’éprouvait Chemaly lorsqu’il apprenait une telle nouvelle – je boirai un verre à sa santé ! avait-il l’habitude de dire.

Monsieur le Doyen, cher ami, reposez en paix, dans la gloire du Seigneur, et sachez combien nous vous sommes, et vous serons à jamais, profondément reconnaissants.

Roger GASPARD

Richard Chemaly ne craignait pas la mort. Longtemps souffrant, il s’y était bien préparé, avec cette inébranlable foi chrétienne qui le caractérisait. Et puis vint cette maudite année 2020, annus horribilis, qui refusa de partir sans un dernier affront, particulièrement éprouvant. Richard Chemaly n’est plus. Cet immense personnage s’est éteint calmement, sans bruit et bien loin...