Entretiens Entretien

Sara Omar : le danger de naître femme

Le premier roman de Sara Omar, La Laveuse de mort, a connu un immense succès populaire et critique, mais il lui a valu également de vivre sous protection policière.

Sara Omar a fait une entrée tonitruante dans le monde des lettres. Son premier roman La Laveuse de mort, publié en danois, a connu un immense succès populaire et critique, a été traduit dans de nombreuses langues, a été lauréat du Prix des lecteurs et du Prix des Droits de l’homme et a valu à son auteur d’être élue « Femme de l’année » par le magazine Elle en 2018. Mais il lui a valu également de vivre sous protection policière en raison de ses prises de position engagées concernant le statut des femmes en pays d’islam et de sa critique de l’intolérance et de la violence qui s’exercent à l’encontre des femmes certes, mais aussi des minorités religieuses et ethniques…

Née et élevée au Kurdistan, Sara Omar a fui la guerre à la fin des années 1990 et a passé plusieurs années dans un camp de réfugiés avant de s’installer au Danemark. Son roman s’inspire de faits réels et s’ouvre sur des scènes d’une violence saisissante, que ce soit celle de la mutilation d’une très jeune femme jugée impure par son propre père, ou celle de la naissance de l’héroïne principale, Frmesk. Accouchement long et douloureux, déshonneur pour la famille en raison de son sexe et marque du mauvais œil sur le corps même de la petite : une mèche de cheveux blancs orne son crâne chauve. Frmesk, apprendra-t-on, signifie larmes.

Ce roman poignant et d’une intensité qui ne faiblit jamais, se déroule sur deux plans temporels : le Kurdistan ravagé par la guerre entre 1986 et 1991, et le Danemark en 2016 où l’on retrouve Frmesk sur un lit d’hôpital. Il se termine en point de suspension, annonçant une suite qui comblera sans doute les zones d’ombre qui subsistent dans le parcours douloureux d’une femme blessée mais qui a décidé de rester debout quoi qu’il en coûte.

Je souhaitais, pour commencer, savoir quelle a été la genèse de ce roman. Dans quelles circonstances est-il né ? Saviez-vous d’emblée que vous étiez sur la voie d’un roman ?

J’étais hospitalisée après plusieurs tentatives de suicide. Je n’allais pas bien et un jour, j’ai décidé à nouveau que je voulais en finir et j’ai voulu écrire une lettre d’adieu. Je m’en souviens précisément, il devait être trois ou quatre heures du matin lorsque j’ai commencé à écrire. Il y avait une scène qui me hantait, que je voyais chaque fois que je fermais les yeux et qui était proprement insupportable ; c’est cette scène dont j’avais été témoin alors que j’avais sept ou huit ans qui s’est imposée à moi: Khanda est mutilée par son père parce qu’il la juge impure, il lui tranche la langue et les oreilles ; alors sa mère épouvantée s’immole par le feu à ses côtés. Khanda était mon amie et je les ai vues, elle et sa mère, mourir chaque nuit. Il fallait que je referme cette page de ma vie, j’avais besoin d’une rédemption. Alors j’ai écrit. Puis, quand je me suis relue, j’ai réalisé que ce que j’avais écrit était très fort. J’ai traversé tellement de choses difficiles dans ma vie que je ne suis pas facilement émue ou choquée. Mais là, regardant cette histoire d’un point de vue extérieur, j’en ai réalisé la gravité et l’importance de la partager. J’ai pris conscience que j’avais été la voix des sans-voix, que mon stylo avait fait ce que la langue de Khanda n’avait pu faire. Cette expérience dont j’ai été témoin a été dévastatrice et les premières victimes de toutes ces violences sont le plus souvent les enfants. Au Moyen-Orient, on est en train de produire des générations d’enfants blessés, traumatisés et mentalement dévastés pour la vie. Néanmoins en écrivant, j’ai découvert que je pouvais me guérir moi-même, devenir ma propre psychologue, que mes mots avaient un effet thérapeutique puissant. Je me relisais et c’était comme si je relisais des mots écrits par quelqu’un d’autre. Une sorte de distance s’était créée entre moi et mes émotions. Peut-on parler de miracle ? Comme je suis agnostique, je n’y crois pas. Mais je ne peux que constater qu’une force supérieure à la mienne s’était manifestée et m’adressait un message. J’ai réalisé que mon suicide serait une capitulation, qu’en mettant fin à mes jours je donnais raison à mes oppresseurs qui pensent que la vie des femmes ne compte pas et qu’elles n’ont pas droit à la parole.

Et à partir de ce moment-là, de ce premier texte, combien de temps vous a-t-il fallu pour terminer le roman ?

Lorsque j’ai commencé à écrire cette lettre d’adieu, nous étions à la mi-2015. Il m’a fallu huit mois pour terminer le roman. Puis je l’ai mis de côté pendant six mois et je l’ai repris pour travailler à la réécriture. Avant même l’écriture du roman, j’avais pris des contacts avec plusieurs éditeurs du Moyen-Orient, au Kurdistan, en Irak ou ailleurs, mais partout, je me suis vu opposer des refus. Personne ne voulait publier mon histoire, on me traitait comme une personne dangereuse, comme un virus qui risquait de se propager. Il fallait, me disait-on, accepter ma condition et fermer ma gueule. C’est à ce moment-là que je me suis tournée vers les éditeurs danois.

Vous avez donc écrit le roman en danois ?

La question de la langue n’est pas simple. J’ai écrit en danois mais je pensais en kurde. Je voulais que ma langue d’écriture traduise mon univers mental. Il me fallait donc être inventive, créer des images, un rythme, une musique à même de rendre compte d’une expérience et d’émotions vécues dans une autre langue. Vous savez, la langue kurde reflète l’histoire tourmentée du peuple kurde. C’est une langue qui se bat pour survivre et qui porte des influences arabes, turques ou persanes. Et moi-même aujourd’hui, écrivant en danois, je suis une citoyenne du monde qui s’est enrichie d’expériences vécues dans plusieurs pays différents et de rencontres avec des personnes de diverses nationalités. Ma langue et ma pensée portent la trace de tous ces métissages.

Aviez-vous durant l’enfance et l’adolescence une relation forte à la littérature ? Étiez-vous déjà une grande lectrice ?

J’aurais tellement voulu vous répondre oui. J’aurais voulu avoir eu un accès facile aux livres. Mais là où j’ai grandi, il n’existait pas de tradition littéraire, la lecture ne faisait pas partie de la culture de mon milieu et quand, au contraire, on voyait une femme lire, elle était critiquée. On lui reprochait d’être une mauvaise mère, une mauvaise maîtresse de maison, de ne pas assurer ses devoirs domestiques. Pourtant, j’aimais tellement entendre les histoires qu’on me racontait et j’aimais tellement en raconter aussi… Sauf que les occasions étaient rares. Aujourd’hui je suis devenue une sorte de Shéhérazade qui raconte pour survivre, pour défier la mort, et je sais combien il est crucial de prendre la parole pour raconter ce dont on a été témoin. L’accès au livre n’a été réellement possible pour moi qu’à l’âge adulte. Les livres sont mon premier amour et ils seront sans doute aussi mon dernier amour. Je lis en kurde, en farsi, en danois et dans les autres langues scandinaves, et je lis aussi en allemand. J’ai par ailleurs un grand attachement à la culture arabe, je lis en arabe, je regarde des films arabes j’écoute aussi beaucoup de musique arabe.

Saviez-vous, quand vous avez commencé à écrire, que vous vous mettiez en danger ?

Oui, je le savais. J’avais déjà été confrontée aux réactions des éditeurs moyen-orientaux que j’avais sollicités pour me publier. Certains avaient non seulement refusé de me publier, mais avaient proféré des menaces à mon encontre. Ils avaient peur de ce que je révélais de ces sociétés, des tabous que j’enfreignais, du silence sur la condition des femmes ou des enfants que je brisais. Deux fatwas ont même été prononcées à mon endroit, en Irak et au Kurdistan et les fatwas sont dangereuses, on le sait, parce qu’elles inspirent les criminels à la recherche de victimes « légitimes », de personnes à qui ils peuvent faire porter la responsabilité de leurs propres échecs. Aujourd’hui, je vis sous protection policière. Je ne peux plus me rendre au Moyen-Orient. Mais mon livre a inspiré d’autres femmes ici en Scandinavie, et les a encouragées à se lever et à parler, à donner de la voix pour dénoncer leur statut inférieur et leurs conditions de vie. Elles refusent de continuer à vivre dans la honte et la peur. Et j’espère que mon livre sera bientôt traduit en arabe et inspirera d’autres femmes au Moyen-Orient afin que les choses changent.

Les premières scènes, tout comme de nombreux passages du roman, témoignent d’une violence extrême à l’égard des femmes et des enfants. Le lecteur est pris par le rythme infernal du cycle d’abus. Était-ce votre souhait que de confronter le lecteur à une violence continue comme pour dire qu’il n’y a pas d’échappatoire ?

Je ne crois pas que mon intention était d’écrire sur la violence, de raconter une histoire violente. Je souhaitais rendre compte de choses réellement vécues par moi ou d’autres femmes et il se trouve que nos vies sont faites de cette violence-là. La littérature a une responsabilité vis-à-vis de la société et doit refléter avec justesse ce qui se joue dans les rapports sociaux. Je me sens le devoir de dire la vérité avec honnêteté et sans compromis et, croyez-moi, écrire ces choses est très dur pour moi. Je ressens toutes les douleurs et toutes les tristesses que je raconte, mon cœur saigne en les écrivant, j’ai le sentiment d’écrire avec mon propre sang. J’ai d’ailleurs beaucoup pleuré en écrivant ce roman et j’étais par moments dévastée… Les événements et situations que je raconte se produisent encore aujourd’hui et continueront à se produire si nous ne faisons rien pour que ça change. Il y a des cheikhs et des imams qui font usage de leur pouvoir moral et de leur position sociale pour justifier des agissements répréhensibles ou carrément criminels. Allah est invoqué pour légitimer le patriarcat et le pouvoir abusif des hommes, et personne ne saurait critiquer cet état de choses. J’estime donc que c’est de mon devoir d’alerter les citoyens du monde sur ce qui se passe dans plusieurs coins de la planète. Nous ne devons pas détourner le regard, nous ne devons pas avoir peur de regarder tout cela en face.

Vous vous faites l’écho d’un débat récurrent à propos du Coran où certains soutiennent que c’est l’interprétation qui est faite de ce texte qui pose problème, quand d’autres affirment que le Coran contient certaines sourates qui autorisent l’exercice de la violence à l’encontre des femmes. Où vous situez-vous dans ce débat ?

C’est un débat toxique et souvent ceux qui y prennent part n’ont pas lu le Coran. Le Coran contient des passages d’une grande beauté et d’une grande poésie, mais aussi des passages très durs qui justifient des comportements profondément inégalitaires voire violents vis-à-vis des femmes. On le sait, le Coran a été rédigé en partie à la Mecque – ce sont des passages empreints de tolérance, d’amour, de respect et de lumière – et en partie à Médine. Or à Médine, le Prophète réalise qu’il est en position de pouvoir et qu’il peut gouverner, devenir un leader. Dans certaines sourates, il y a une violence qu’on ne peut pas nier. Il y a donc une partie sombre et une partie lumineuse dans ce texte et certains s’appuient sur cette partie sombre et la rendent plus sombre encore. Je suis une femme et je viens d’un milieu musulman. À ce titre, on voudrait m’interdire d’avoir une pensée critique et une voix. Je refuse cela et je veux exercer ma liberté de penser.

Il y a dans votre roman deux personnages lumineux : Darwésh et Gawhar. Lui est imprégné de zoroastrisme et se sent mal à l’aise avec l’islam quand celui-ci impose de renoncer à son libre-arbitre et de se soumettre à une pensée unique. Gawhar, c’est « la laveuse de morts » qui prend tous les risques pour donner une sépulture aux femmes rejetées par la société.

Il existe dans nos pays une grande variété de religions et de cultes, mais la liberté de les exercer n’existe pas, elle est menacée par le racisme et l’extrémisme. Pensons par exemple aux minorités yazidies qui ont été opprimées. Darwésh est imprégné par la pensée zoroastrienne et Gawhar par le soufisme. Tout deux croient que c’est en soi qu’on trouve la lumière. Darwésh ressemble au professeur qui a été décapité en France, à Samuel Paty. Il fait partie de ceux qui osent penser par eux-mêmes et donner de la voix.

De larges pans de la vie de Frmesk, votre personnage principal, restent dans l’ombre. Elle garde jusqu’au bout son mystère. Est-ce que cela signale une suite à ce roman ?

Je savais dès le départ que j’allais écrire une série construite sur plusieurs volumes. Le second volume est déjà paru en danois. Et ce ne sera pas le dernier, il y en aura d’autres encore…


La Laveuse de mort de Sara Omar, Actes Sud, 2020, 384 p.

Sara Omar a fait une entrée tonitruante dans le monde des lettres. Son premier roman La Laveuse de mort, publié en danois, a connu un immense succès populaire et critique, a été traduit dans de nombreuses langues, a été lauréat du Prix des lecteurs et du Prix des Droits de l’homme et a valu à son auteur d’être élue « Femme de l’année » par le magazine Elle en 2018. Mais il lui...

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LA BEAUTE DE NAITRE FEMME DE DEVENIR MERE EN DONNANT LA VIE. LA LAIDEUR EST SURTOUT AU M.O. ET DANS LES PAYS AUX CROYANCES ET AUX MOEURS ARCHAIQUES QUI NE RESPECTENT PAS LA PROVIDENCE ET LA VOLONTE DIVINE.

LA LIBRE EXPRESSION

15 h 25, le 17 janvier 2021

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  • LA BEAUTE DE NAITRE FEMME DE DEVENIR MERE EN DONNANT LA VIE. LA LAIDEUR EST SURTOUT AU M.O. ET DANS LES PAYS AUX CROYANCES ET AUX MOEURS ARCHAIQUES QUI NE RESPECTENT PAS LA PROVIDENCE ET LA VOLONTE DIVINE.

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    15 h 25, le 17 janvier 2021

  • "l islam" fait peur.

    Marie Claude

    10 h 35, le 17 janvier 2021

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