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Le regard, le souffle et l’âme : anthropologie du mezzé

Le regard, le souffle et l’âme : anthropologie du mezzé

D.R.

Aïda Kanafani-Zahar est directrice émérite de recherche au CNRS, attachée au laboratoire d’anthropologie sociale. Voilà des années qu’elle mène des recherches autour des pratiques et traditions culinaires libanaises, son second axe de recherche, puisqu’elle travaille en parallèle sur la mémoire de la guerre. Elle a notamment publié Mune : la conservation alimentaire traditionnelle au Liban (Maison des sciences de l’homme, 1994) et La Guerre et la mémoire (Presses universitaires de Rennes, 2011). Son dernier ouvrage est une passionnante exploration du mezzé libanais qui condense le meilleur d’un patrimoine culinaire qui s’est construit et enrichi à travers les siècles. Mais le mezzé, c’est aussi « une hiérarchie élaborée, une pensée gustative, un cheminement » dont « le but est de séduire l’âme ». L’ouvrage est d’ailleurs illustré par de superbes photographies, prises par Kanafani elle-même, et à propos desquelles elle affirme qu’elles sont un support essentiel de son travail depuis toujours et qu’elles lui apportent « un grand moment de liberté ». Entretien tout en nuances et en gourmandise pour redécouvrir les « tableaux » qui composent ce repas épicurien et la subtile poésie dont il est empreint.

D’où vous viennent votre intérêt pour la cuisine et votre connaissance très fine des pratiques culinaires et des ingrédients ?

À travers ce livre, je rends hommage à quelqu’un que j’ai connu petite, qui venait du Sud, que j’adorais et chez qui j’adorais manger. Je devais avoir huit ou neuf ans, et quand je rentrais de l’école, j’allais chez cette femme qui n’habitait pas loin de chez nous, on se mettait par terre, on dressait la table et on mangeait. Il y avait là toutes les senteurs, tous les trésors ensoleillés du Sud : noix, abricots secs, boulgour, figues séchées… Je dirais que mon intérêt pour cet acte magnifique qui n’est pas seulement manger mais aussi sentir, toucher, humer, remonte à ces moments-là. Cette femme avait aussi de la mouné (conserves alimentaires traditionelles) chez elle et elle puisait dans ses conserves pour préparer le repas. Mais comme tout un chacun, j’ai encore la mémoire des gestes et des plats de ma grand-mère et de ma mère qui m’ont également beaucoup marquée.

Vous évoquez la mouné ; y a-t-il une forme de continuité entre la conservation des aliments et le mezzé qui est au cœur de votre dernier ouvrage ?

La mouné a été le thème principal du travail de terrain que j’ai mené à partir de 1979 dans différentes régions du Liban épargnées par la guerre civile, la Békaa et le Chouf en particulier. J’étais rentrée au Liban après l’obtention de mon doctorat, j’enseignais à l’Université libanaise dans les moments de trêve et je me suis engagée dans cette recherche. La mouné, c’est la mise en bocal des saisons. En réalité le terme « saison » rend mal compte de ce que recouvre la notion de mawsam, qui est différente de fasl – les deux termes sont traduits en français par le mot saison – et renvoie à la période de vie d’un aliment. La mouné, c’est la conservation par la mise en bocal des richesses du présent afin qu’elles se perpétuent. Cela recouvre beaucoup de techniques ancestrales, dont la fermentation qu’on redécouvre aujourd’hui. La vie paysanne étant ponctuée par l’alternance de périodes de pénurie et d’abondance, il importe de conserver quand il y a abondance, c’est-à-dire quand la nature est à son sommet de fécondité et de vie, pour préparer la pénurie. Alors effectivement, la mouné est mise à contribution pour compléter les produits de saison au cours d’un mezzé.

Vous déployez dans votre ouvrage une approche anthropologique du mezzé. Que recouvre ce travail et quelle a été votre méthode de travail ?

Comme pour toute approche anthropologique, la méthodologie est axée sur le terrain, c’est-à-dire sur l’observation participante des personnes dans leur milieu. L’essentiel dans ce travail est d’élaborer le lien avec les gens, c’est-à-dire d’établir ce lien, de le développer et de le faire mûrir sur le long terme. Il faut savoir prendre son temps parce que nous nous introduisons chez les gens, nous pénétrons dans leur cercle privé. Et je dois dire que j’ai toujours été traitée avec une extrême bienveillance partout où je suis allée. Vous savez, je suis une citadine, une fille de Beyrouth. Mais j’ai toujours été attirée par le monde rural, tout en percevant la continuité entre ville et village, voire l’enchevêtrement des cultures citadine et paysanne. Cela fait quarante ans que j’observe ces cultures et il se trouve que le mezzé est le lieu d’un tel enchevêtrement et c’est pourquoi il m’a tant intéressée. Il représente un condensé des traditions rurales et urbaines.

Tout au long de votre ouvrage, vous manifestez une attention très fine aux mots utilisés pour désigner les ingrédients, les gestes ou les techniques culinaires. Vous montrez par exemple que l’amande sera désignée différemment selon qu’elle est verte entière, fraîche ou sèche…

Je suis heureuse que vous le souligniez parce que j’ai été véritablement émerveillée par le vernaculaire libanais qui est d’une si grande richesse. J’ai fait de nombreuses recherches sur l’étymologie des mots, sur les termes issus du turc ou du persan intégrés au vocabulaire culinaire, voire sur l’histoire de certaines distinctions, telle que celle qu’on fait entre pain arabe et pain français et à propos de laquelle j’émets l’hypothèse qu’elle date de l’époque du mandat – cette recherche-là est en cours et je n’ai pas encore de réponse. Prenez le mot muqabbilât qui désigne l’ensemble des mets qui descendent les uns après les autres dans la première séquence d’un mezzé. La racine du mot est qabila qui signifie « accepter » et d’où dérive également qabliyyé qui signifie « appétence ». Après de multiples analyses et un véritable travail de détective des multiples expressions utilisées, je suis en mesure d’affirmer que la notion-clé pour comprendre le fonctionnement du mezzé est nafs qui signifie « âme » : les muqabbilât sont là pour séduire l’âme du mangeur, pour que son âme accepte de manger. Car l’appétence est fondamentale dans la culture libanaise ; l’appétence c’est la santé.

Vous montrez aussi que dans le mot même de mezzé s’inscrit une dimension temporelle, puisqu’il renvoie au rythme lent, au fait de prendre son temps pour déguster.

Oui, en effet. Un mezzé s’étale sur deux à trois heures et se structure par l’échelonnement des saveurs. La notion de temporalité y est présente non seulement dans la durée du repas mais également à travers la fraîcheur des produits de saison qui renvoie au temps présent, à tel point que l’on peut affirmer que le mezzé est une ode au mawsam. Mais il ne faut pas oublier l’apport des produits conservés, leur intemporalité. Pensons par exemple aux olives qui font toujours partie de l’ouverture. Il y a pour finir une troisième dimension temporelle dans le mezzé puisqu’il s’appuie sur les savoir-faire, les traditions culinaires d’une communauté particulière qui se sont construites historiquement.

Vous savez, j’ai essayé d’écrire ce texte en tant qu’anthropologue certes, mais avec le désir de lui donner également une valeur littéraire qui le rende à la fois plaisant à lire et accessible au plus grand nombre. La langue y est sensuelle afin de rendre compte des expériences visuelle, olfactive, tactile et gustative qui s’articulent au cours d’un mezzé. Je parle par exemple des trois « tableaux » du mezzé. L’ouverture, qui est marquée par le règne du salé et de l’acidulé, compte beaucoup de produits verts. Le deuxième tableau introduit des viandes aux thèmes aromatiques et piquants. Le troisième tableau est celui des saveurs hardies et audacieuses ; on ne peut y accéder si on n’a pas fait le chemin préalable que proposent les deux premiers tableaux. Il y a donc dans le mezzé une hiérarchie élaborée, une pensée gustative, un cheminement qui mène au terme du parcours. Et puisque le but est de séduire l’âme, cette hiérarchie vise à éveiller puis à perpétuer l’appétit tout au long du repas.

Vous évoquez un engouement des Libanais pour leur cuisine et leurs traditions culinaires. Comment l’expliquez-vous ?

Oui, en effet, les Libanais ont développé un grand amour pour leurs traditions culinaires. Dans un pays qui a connu une guerre avec une forte dimension civile, les pratiques et les traditions de commensalité contribuent à entretenir du lien. Donc depuis la fin de la guerre, les restaurants traditionnels ont essaimé, des mets familiaux un peu oubliés ont été mis à la carte, les cuisines maternelles sont revenues sur le devant de la scène, on a redécouvert le kawarma, le kichk ou les tripes par exemple, on a remis au goût du jour des plats paysans tels que le boulgour à la tomate. On pourrait dire que la ville s’est éprise du village, de sa manne, de ses trésors. Cet engouement me semble associé à un besoin d’identification collective et à la nécessité de se rassembler autour d’une culture fédératrice après des années de division et de séparation. On peut aussi penser que se manifeste là le besoin impérieux de vie d’une société meurtrie par quinze ans de guerre, et le désir de protéger et de perpétuer un patrimoine commun.

Les plats emblématiques de la cuisine libanaise sont souvent très chronophages. Cela dit-il quelque chose du rôle des femmes ? Serait-ce une façon de les astreindre à la sphère domestique ?

Dans une des familles avec lesquelles j’ai beaucoup travaillé, une femme m’a dit : « Moi, je serais prête à préparer du taboulé tous les jours. » C’est un plat chronophage certes, mais adoré. Le taboulé est la première assiette du mezzé, il est un de ces mets acidulés qui aiguisent l’appétit, en raison de sa fraîcheur, de sa richesse en herbes, de son assaisonnement. Il donne envie, il séduit l’âme. Mais pour revenir au statut des femmes, ce que mon travail m’a montré, c’est à quel point elles sont détentrices et gardiennes d’un savoir indispensable à la survie de la famille. La famille repose sur elles. Dans la vie paysanne, rien n’est jeté, on ne pourrait pas se le permettre dans un cycle agricole où la pénurie va succéder à l’abondance. On donne les restes aux animaux, poules ou autres ; on met en conserve les produits frais qu’on ne consomme pas ; on accommode et on recycle ce qui est rassis, par exemple le pain qu’on grille pour un fattouche. Les femmes sont le pivot essentiel de l’économie familiale, qui repose aussi sur l’entraide et la solidarité.

Revenons pour finir sur ce que vous désignez comme les fondements anthropologiques de la cuisine libanaise : le regard, le souffle et l’âme.

Un adage libanais affirme que l’œil mange avant la bouche. C’est dire que la dimension visuelle est fondamentale, que le regard joue un rôle de premier plan dans la scénographie du mezzé. Mais l’expérience sensorielle implique tous les sens et pas seulement le regard ; le grésillement d’un plat ou le craquant d’un légume convoquent l’ouïe et le toucher, l’odorat est sans cesse stimulé. Quant à l’âme (nafs) elle se réfère au mangeur, alors que le souffle (nafas) se réfère au cuisinier. Une expression m’a toujours interpellée, qui dit d’une personne qu’elle a du souffle pour la cuisine. On parle ici d’un impondérable non expliqué, d’un brin de folie, voire d’un don de Dieu. Le cuisinier est celui qui crée l’œuvre culinaire, semblable en cela au souffleur de verre. Le bon cuisinier ne vit pas cela comme une corvée, il est généreux, il cuisine avec son cœur. Cette disposition qui articule le don et l’abandon de soi pour donner à manger aux autres a une dimension profondément poétique.

Le grand livre du mezzé libanais : anthropologie d’un savoir séculaire de Aïda Kanafani, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2020, 295 p.

Aïda Kanafani-Zahar est directrice émérite de recherche au CNRS, attachée au laboratoire d’anthropologie sociale. Voilà des années qu’elle mène des recherches autour des pratiques et traditions culinaires libanaises, son second axe de recherche, puisqu’elle travaille en parallèle sur la mémoire de la guerre. Elle a notamment publié Mune : la conservation alimentaire...

commentaires (2)

Une palestinienne qui cause du grand livre des mezzes libanais ! ,merci mais non merci, parlez plutôt de vos mets ;n ‘avons nous pas assez soufferts de vous . La ferme

Robert Moumdjian

06 h 03, le 07 janvier 2021

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Commentaires (2)

  • Une palestinienne qui cause du grand livre des mezzes libanais ! ,merci mais non merci, parlez plutôt de vos mets ;n ‘avons nous pas assez soufferts de vous . La ferme

    Robert Moumdjian

    06 h 03, le 07 janvier 2021

  • Très intéressant! J'espère pouvoir lire ce livre.

    Politiquement incorrect(e)

    15 h 22, le 02 janvier 2021

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