Critiques littéraires Roman

Science épique

Science épique

© Juana Gómez

Le jeune écrivain chilien Benjamin Labatut n’avait jusqu’à présent écrit que des nouvelles. Son premier roman, Lumières aveugles, traduit en français il y a quelques mois aux éditions du Seuil, est une suite singulière dans laquelle à travers une série de chapitres en apparence indépendants, l’auteur raconte la vie et l’œuvre de plusieurs grands scientifiques du XXe siècle, de Einstein à Heisenberg et Schrödinger, les deux fondateurs rivaux des mathématiques quantiques, du prince physicien Louis de Broglie au mathématicien et mystique français Grothendieck, en passant par l’astrophysicien Schwarzschild qui fut le premier à confirmer les découvertes einsteiniennes sur la relativité.

Ce qui intéresse Benjamin Labatut dans la vie de ses grands savants, c’est d’abord indubitablement la relation difficile qu’ils entretinrent tous avec le monde et avec leur environnement, et la manière avec laquelle tous versèrent à un moment ou à un autre dans l’ascèse mystique (Grothendieck fuyant le monde et disparaissant loin du regard de ses contemporains), dans des expériences de voyages et de séjours initiatiques en des lieux improbables (Heisenberg sur l’île d’Heligoland ou Schrödinger dans un sanatorium) ou dans la quête d’idéal amoureux (Schrödinger auprès de la jeune, belle mais tuberculeuse et moribonde fille du Dr Herwig). Labatut part de faits avérés ou d’anecdotes réelles et brode à partir d’elles. Mêlant le vrai au vraisemblable, il dresse le portrait d’hommes pas toujours aptes à la vie courante et complètement dévorés par leurs travaux, par leurs découvertes mais aussi par leurs rivalités, leurs conflits ou leurs propres fragilités.

Sous la plume du romancier, ces grands savants prennent ainsi les allures de poètes tourmentés, d’écrivains errants ou de mystiques fous. D’ailleurs les grandes découvertes de la physique einsteinienne sont bien des constructions intellectuelles qui ont nécessité autant d’imagination que de calculs. Et de leur côté, les principales découvertes de la mécanique quantique sont avant tout des expériences de pensées : en arriver à admettre que la matière restera à jamais incompréhensible parce que son approche exige de notre raison des catégories qui en démentent le fondement même relève autant de la science que de la métaphysique et de la philosophie.

Mais en même temps, Lumières aveugles apparaît, dans l’enchaînement des récits, dans la mise en rapport des savants entre eux, comme une épopée romanesque de la pensée scientifique et spéculative. Les conflits entre Heisenberg et Schrödinger, la méfiance tenace d’Einstein à l’égard de ces deux là et sa détestation de la physique quantique, les encouragements par lesquels il poussa de Broglie dans la mêlée pour en contrer les théories comme on jette la garde dans une bataille indécise, tout cela est raconté à la manière d’un roman d’aventure. Un roman qui culmine en un moment paroxystique, la fameuse conférence de Bruxelles d’octobre 1927, durant laquelle se trouvèrent réunis les plus grands esprits scientifiques de cette époque cruciale et qui vit la confrontation légendaire de Heisenberg et de Schrödinger, puis l’incroyable duel entre Einstein et Niels Bohr, et finalement le triomphe du principe d’incertitude qui fit dire, par dépit, à Einstein que Dieu ne joue pas aux dés.

Très beau texte sur la manière qu’a eue chaque savant de se consumer dans sa recherche avant de s’incarner en elle, Lumières aveugles est aussi un livre qui décrit la préscience et la peur que purent éprouver certains de ces hommes devant les conséquences que leurs découvertes pouvaient avoir tant sur la conscience humaine dans son rapport au réel que dans leur possible utilisation sans scrupules ni précautions – certains d’entre eux, préférant alors détruire le fruit d’années de travail et aller cultiver leur jardin.

Lumières aveugles de Benjamin Labatut, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Seuil, 2020, 218 p.

Le jeune écrivain chilien Benjamin Labatut n’avait jusqu’à présent écrit que des nouvelles. Son premier roman, Lumières aveugles, traduit en français il y a quelques mois aux éditions du Seuil, est une suite singulière dans laquelle à travers une série de chapitres en apparence indépendants, l’auteur raconte la vie et l’œuvre de plusieurs grands scientifiques du XXe siècle,...

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