La petite phrase du chef des Forces libanaises, Samir Geagea, prononcée il y a quelques jours, a surpris les milieux politiques. Dépassant la polémique actuelle qui tourne autour de la formation du gouvernement et de la partie qui assume la responsabilité du blocage, le chef des FL a déclaré, dans le cadre d’une rencontre interne dont le contenu a été diffusé par les médias, que la situation actuelle lui fait penser à celle qui prévalait à la veille du déclenchement de la guerre civile de 1975. Cette phrase a eu un impact certain tant sur le plan politique qu’au niveau de la population qui craint de plus en plus des développements sécuritaires qui viendraient compléter le tableau noir actuel au Liban. Les services de sécurité, et même le ministre de l’Intérieur, ont beau déclarer qu’il n’y a pour l’instant aucun risque de dérapage sécuritaire et que les forces de l’ordre et les soldats veillent à la stabilité du pays, cela ne suffit pas à dissiper les appréhensions des Libanais. D’autant que la phrase évoquant des points communs entre la période actuelle et celle d’avril 1975 vient d’un des acteurs de la guerre qui a secoué le Liban pendant quinze longues années et qui s’est terminée par l’adoption de l’accord de Taëf, en 1990. De plus, ces propos font écho à ceux du président français Emmanuel Macron qui avait jugé, lors d’une conférence de presse suite au renoncement de Moustapha Adib à former un cabinet, que faute d’un accord sur les bases de l’initiative française, le Liban risquait soit de continuer de s’enliser avec un gouvernement de « profiteurs », soit la « guerre civile ». Selon les informations relayées par les médias, le chef des FL n’a pas été très explicite dans sa déclaration et les analystes l’ont donc interprétée de différentes façons.
Pour certains, M. Geagea faisait allusion à la présence des réfugiés palestiniens dont les exactions et le pouvoir tentaculaire au sein de l’État libanais avaient poussé des parties chrétiennes, les Kataëb en tête, à mener une guerre contre eux dans le but de redonner à l’État son pouvoir. Le leader chrétien établirait donc un parallèle entre les réfugiés palestiniens et les déplacés syriens et souhaiterait alerter ainsi les Libanais sur cette présence qui pourrait devenir menaçante.
Cette hypothèse n’a pas fait l’unanimité parmi les analystes politiques. Une partie d’entre eux estime que le chef des FL ne pensait pas à la présence des déplacés syriens. Au contraire, il faisait un parallèle entre la présence des réfugiés palestiniens qui avait poussé au déclenchement de la guerre civile et l’existence du Hezbollah en tant que force armée qui a ses tentacules dans plusieurs pays de la région et place, selon lui, le Liban au ban des nations. Si c’est le Hezbollah qui est donc visé – ce qui est fort probable vu que le chef des FL se place aujourd’hui en tête des détracteurs de cette formation et des parties politiques qui réclament son désarmement, contestant « la suprématie des armes » – cela signifie que Samir Geagea place sur un même plan les organisations palestiniennes en 1975 et le Hezbollah en 2020. Plus encore, même si ces propos n’ont pas réellement une connotation militaire, ils interviennent après la polémique au sujet d’une réorganisation militaire des FL, évoquée par le leader du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt puis démentie, reconfirmée et démentie de nouveau.
Reconstituer les milices de la guerre civile ?
Pour les milieux proches des parties qui ont participé à la guerre de 1975 à 1990 dans le camp adverse aux Kataëb et aux FL, la comparaison faite par Samir Geagea est maladroite, voire incompréhensible. C’est comme si on voulait entraîner les chrétiens du Liban dans une nouvelle confrontation, cette fois avec le Hezbollah à la place des Palestiniens. Il est vrai que la guerre de 1975 a quand même mené le président élu Bachir Gemayel à la tête de l’État en 1982, mais elle a aussi entraîné, après l’invasion israélienne de Beyrouth et l’assassinat de M. Gemayel, une série de défaites pour ces mêmes parties chrétiennes : une guerre interchrétienne a en effet eu lieu en 1989-1990, avant d’aboutir à l’accord de Taëf qui a affaibli le rôle du président chrétien par rapport au président du Conseil sunnite et au président de la Chambre chiite.
Pour ces mêmes milieux, le plan, qui semble se préciser actuellement et qui serait le fruit d’une coopération entre des parties étrangères et régionales, viserait à pousser les chrétiens du Liban à être le fer de lance de la bataille pour l’affaiblissement du Hezbollah. Cette idée aurait germé après l’échec des tentatives de pousser l’environnement chiite du Hezbollah à se soulever contre lui et après le refus du chef du PSP d’être en première ligne face au parti de Dieu, ainsi qu’après la constatation qu’il serait trop risqué de mobiliser la rue sunnite dans ce but, celle-ci étant tiraillée entre des tendances contradictoires à l’heure actuelle.
Selon les milieux précités, même s’il n’est pour l’instant pas question d’une confrontation armée, comme en 1975, les rumeurs se multiplient sur une tentative de reconstituer les milices de la guerre civile, face à l’armement massif du Hezbollah. Tout en reconnaissant que le déclenchement d’une nouvelle guerre interne au Liban exige une décision extérieure, un financement et des préparatifs qui ne sont pas assurés pour l’instant, ces mêmes milieux estiment qu’un dérapage peut vite survenir si on n’y prend pas garde. Selon eux, il relève de la responsabilité des différentes parties chrétiennes d’empêcher un tel glissement, dont elles seraient d’ailleurs les premières victimes en raison du rapport actuel des forces internes. Certes, une confrontation entre des parties chrétiennes et le Hezbollah serait terrible pour ce dernier et lui enlèverait une importante couverture interne en l’isolant des autres composantes du pays, mais elle serait aussi désastreuse pour les chrétiens eux-mêmes, dont la présence dans la région est déjà menacée par la logique sioniste et par les extrémistes islamiques. Toujours selon ces milieux, l’existence d’un tel plan (qui est toutefois, à ce stade, le fruit de supputations) serait une des raisons de la « cabale » menée contre le Courant patriotique libre et son chef Gebran Bassil, sanctionné récemment par Washington pour ses relations avec le Hezbollah.
Interrogées, les parties chrétiennes concernées affirment qu’il n’y a ni militarisation ni volonté de revenir à la guerre civile sous quelque forme que ce soit, ajoutant qu’elles appuient l’armée libanaise. De plus, les nouvelles générations, selon elles, ne veulent pas rééditer l’expérience des anciennes. Ces jeunes ont choisi de se rebeller contre la corruption et en faveur de l’État, dans le cadre du mouvement de protestation populaire. Ces affirmations ont beau être rassurantes, les fantômes du passé rôdent encore au Liban...
commentaires (21)
"D’autant que la phrase évoquant des points communs entre la période actuelle et celle d’avril 1975 vient d’un des acteurs de la guerre qui a secoué le Liban pendant quinze longues années" nous dit Mme Haddad, mais le déferlement des partisans d'Amal sur sin-el-fil, suite à l'insulte proférée contre leur chef et celui fait ensuite sur la rue Monot, ain remmaneh, plus loin encore, lorsque le hezb. a envahi une grande partie de la capitale avec morts et bléssés, tout ça ne nous fait pas penser à 1975 ?
DJACK
19 h 10, le 19 novembre 2020