Trois mois viennent de passer… et on ne sait toujours rien. Ni sur les raisons de l’explosion, ni pourquoi se trouvaient 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, et surtout à qui elles appartenaient. Tout ce que l’on sait, c’est que la plupart des responsables politiques étaient au courant de leur présence. Et pendant ce temps, les proches des victimes attendent des réponses tout en faisant leur deuil. Un deuil quasi impossible quand les criminels qui se cachent derrière cette tragédie circulent toujours dans la nature.
Et pendant ce temps, un grand nombre de Libanais ont du mal à reprendre une vie normale. La même question revient souvent : comment faire comme si de rien n’était ? Comment faire quand nos âmes sont toujours marquées par ce trauma incommensurable ? Comment faire quand les quartiers sinistrés pansent encore leurs blessures ? Comment faire quand les autres crèvent de faim ? Quand on sait que le pays est devenu un enfer ; que beaucoup souffrent ; que les temps deviennent plus durs, jour après jour ; que nos amis se sont exilés ; que nos enfants ont peur? Comment aborder, donc, cette nouvelle phase de nos existences ? Et surtout, comment dealer avec cette foutue culpabilité qui nous ronge ? La culpabilité du survivant. Petit à petit, nos vies ont repris leur cours. Les enfants rentrent enfin à l’école. Les bureaux ont rouvert leurs portes. Enfin, ceux qui ont pu. Les travaux se sont terminés pour certains. D’aucuns attendent encore aluminium, vitres ou portes. Et d’autres ont dû trouver un autre refuge. Mais la vie a repris, dans un chaos qu’on doit apprivoiser. Un chaos auquel on doit s’habituer bon gré mal gré. Notre argent non pas bloqué mais volé ; le Covid, les PCR, les masques, la distanciation, les sanitizers, le travail et l’école en distanciel ; nos endroits qui ont mis la clé sous la porte ; le chômage ; les départs ; les étals des supermarchés qui se vident ; certaines denrées qui disparaissent ; les restrictions sur les médicaments ; le couvre-feu ; les zones rouges ; les nouveaux prix ; les lollars, etc.
Mais dans ce chaos, il y a la vie. Il y a nos proches, nos amis, nos amours. Il y a les sourires et les mains tendues et l’espoir. Ce sentiment douloureux que l’on doit garder coûte que coûte. Parce que les choses vont changer. Indéniablement. Après avoir vécu une année étrange où se sont entrechoqués la joie des premiers jours de la révolution, la perte de notre argent, le confinement, la violence, l’effondrement économique et l’explosion du 4 août, on est en droit de reprendre notre vie. Non pas où on l’a laissée, puisqu’elle ne sera plus pareille (nous non plus d’ailleurs), mais là où elle vient de (re)commencer. On en a le droit le plus absolu.
On a le droit de rire, de se faire plaisir, de savourer des moments heureux. On a le droit de se fiancer, de se marier, d’aller au soleil, de fêter son anniversaire, de faire des virées entre potes, de se taper une cuite, de danser. On a le droit parce qu’il y va de notre santé mentale et de notre survie. Cette survie qu’on aimerait terriblement échanger contre une vie à nouveau normale. Et c’est pour ces raisons que l’on doit continuer et ne pas se laisser aller à la tristesse, à la mélancolie ou à cette dite culpabilité. On a le droit, tous les droits. Parce qu’on en a bavé. On en a terriblement bavé. On s’est pris une série de coups alors qu’on était déjà à terre.
Donc oui, on doit continuer à vivre. Parce qu’on n’oubliera pas ce qui s’est passé. Et ce qui se passe encore. Et vivre n’est pas un péché. Bien au contraire. Vivre, c’est conjurer le mauvais sort. Vivre, c’est une façon de se battre. Vivre, c’est faire un doigt d’honneur à nos bourreaux. Vivre, c’est ne pas plier. Ce n’est pas être résilient. Vivre, c’est ce qui nous permet de tenir le coup parce que la route est longue, et même si on ne la voit pas encore, la lumière est au bout du tunnel, parce qu’elle est en nous. Et c’est ainsi qu’on aura gagné sur les ténèbres et l’enfer où ils s’obstinent à nous emmener. Et quand le jour viendra, nous irons danser. Mais cette fois… sur leurs tombes.
commentaires (1)
Quel beau message plein d’espoir!
Hughes Leroy
17 h 58, le 08 novembre 2020