Critiques littéraires Roman

Les damnés de l’Algérie

Les damnés de l’Algérie

D.R.

«Ô vie ! maintenant je te comprends, tu es pareille que n’importe quelle femme chaste, chaque fois que j’approche de toi, tu prends tes distances et quand je m’éloigne tu me fais signe de venir, alors je suis de nouveau pris de désir de te satisfaire (…) je dis “peut-être…”, mais tu restes toi-même, on ne peut pas échapper à la douleur chronique que tu infliges sauf en perdant l’espoir, la gourmandise, l’amour. On ne peut t’échapper qu’en te surprenant. »

C’est ainsi que Halim a décidé de quitter la partie du petit jeu sans fin, que lui livrait une vie sans issue heureuse. Au moins pensait-il, il aura eu le courage de décider de sa destinée, il aura eu prise sur ce jeu dont il n’avait pas choisi les règles.

Dix secondes suffisent à un corps élancé du 15e étage pour atteindre le sol. C’était le temps estimé par Halim au moment où il a décidé de mettre fin à ses jours. Dix secondes durant lesquelles le temps dilaté lui donnera le loisir de dérouler le fil de sa vie, de douter quelque peu de sa décision, de revenir aussitôt sur ses doutes et enfin de voir dans sa chute une délivrance paisible d’un fardeau beaucoup trop lourd à porter. C’est la pesanteur d’une certaine Algérie qui l’a précipité dans le vide. L’Algérie de la périphérie, celle qui n’est ni vraiment urbaine, ni tout à fait rurale. Un entre-deux batard où s’entassent les damné(e)s envers lesquels la patrie n’a pas tenu sa promesse.

Dans ces cités dortoirs construites au lendemain de l’indépendance, s’entremêlent des rêves brisés, des corps pieux ou dévastés, usés par l’alcool, la drogue, la folie et surtout par l’attente de lendemains meilleurs.

Halim, personnage principal du roman, est un jeune journaliste au chômage qui fait partie de ces jeunes dont le quotidien rime avec sacrifice. Avant même d’avoir commencé à vivre, il sait qu’il va devoir porter à bout de bras la famille dont il est issu. À défaut de traverser la mer, ou même de partir loin, il panse les plaies d’un père oublié de la guerre d’indépendance. Car si celui-ci avait à l’époque nourri et caché des moudjahidines, il n’a jamais été considéré comme tel et n’a bénéficié d’aucune distinction qui lui aurait octroyé des privilèges et changé sa vie. Au lieu de cela, il s’en remet au seul fils qui a fait des études, afin qu’il éponge ses dettes et prenne en charge une mère malade et un reste de fratrie abîmée.

Il y aurait bien eu l’amour de Nabila pour le sauver si celle-ci n’avait pas sa propre croix à porter. Car si dans ces quartiers abandonnés les hommes sont naufragés, les femmes portent la double peine de la précarité et du conservatisme. Dans ce vase clos quasi consanguin du quartier, elles sont, pour certaines, victimes de leur sensualité, leur appétit de la vie et leur désir de s’en sortir coûte que coûte.

Alors que Halim compte les secondes qui le séparent de l’impact fatal, les visages familiers ponctuent sa vie à rebours. On rencontre ainsi un autre personnage fort du roman, l’ami d’enfance de Halim, Omar. Ce chikour (voyou viril) désœuvré du quartier, qui cache mal sa sensibilité et tente tant bien que mal de la faire taire à coups de poings ou de consommation de stupéfiants. S’il ne cesse d’aspirer à une vie tranquille avec son amour passionnel, le cours des événements vient inlassablement le déposséder de ce rêve.

Samir Kacimi signe magnifiquement un roman empreint de tendresse et de désespoir. Il nous dévoile des personnages vulnérables et bouleversants d’humanité, abandonnés à leur sort, orphelins d’un pays qui n’a pas su les aimer. Il aborde avec une certaine gravité le thème du suicide qui frappe une partie de la jeunesse algérienne marginalisée. Quand toutes les issues sont closes, ni la peur du châtiment divin, ni le tabou du passage à l’acte ne préoccupent Halim. Sans doute, comme beaucoup de jeunes, dans ce moment de légèreté, il arrive à se pardonner, à pardonner au monde entier. Il serait enfin libéré de la peur du lendemain dès lors qu’il n’y a plus de lendemains à attendre…

Un jour idéal pour mourir de Samir Kacimi, traduit de l’arabe par Lotfi Nia, Actes Sud, 2020, 117 p.

«Ô vie ! maintenant je te comprends, tu es pareille que n’importe quelle femme chaste, chaque fois que j’approche de toi, tu prends tes distances et quand je m’éloigne tu me fais signe de venir, alors je suis de nouveau pris de désir de te satisfaire (…) je dis “peut-être…”, mais tu restes toi-même, on ne peut pas échapper à la douleur chronique que tu infliges sauf en...

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