Critiques littéraires Récit

Le bonheur est un pli du deuil

Le bonheur est un pli du deuil

© Astrid di Crollalanza

Ce qu’a écrit Hélène Giannecchini mérite que l’on s’y arrête longtemps pour en goûter tout le suc. Mais qu’est-il vraiment, ce livre ? Une autofiction, une exploration historique, biologique, anatomique, sociologique… ? Tout cela à la fois. Sublimant ses connaissances qu’elle partage avec nous, ce texte est avant tout un roman qui raconte une histoire, celle d’une femme qui a perdu les êtres qu’elle aimait. À tout prix, elle veut dompter sa douleur incommensurable.

Alors, pour y parvenir, elle va se confronter à la mort pour enfin la « voir de ses propres yeux », titre du roman qui correspond d’ailleurs à la définition étymologique du mot « autopsie ». Au fond, la quête de ce roman est une autopsie de la mort… La mort qui n’est rien d’autre qu’un corps devenu cadavre, dissimulé par la peau et que les vivants ne connaissent pas. Concevoir la mort, c’est donc d’abord découvrir l’anatomie. « Pour que votre décès devienne pensable, pour que je puisse me l’incorporer, écrit Madame Giannecchini, je dois l’inscrire dans une histoire qui vous excède, celle des sciences qui abolit votre singularité. »

Le déclic, pour elle, commence par la découverte d’André Vésale (1514-1564) qui a fait « de (son) deuil une aventure ». Vésale est le premier anatomiste de l’histoire moderne. Ses travaux s’ornent de gravures précises de Calcar, dessinant des écorchés « mélancoliques ». La curiosité de la narratrice est éveillée. À partir de Vésale, elle entreprend un périple à travers la représentation de la mort : « Je mêle, dit-elle, la rêverie et l’analyse pour tenter d’y fonder un nouveau lien avec la mort. »

Au cours de ce chemin qui surprend, inquiète ses amis, elle rencontre une femme en vert lors de l’enterrement d’un ami cher, qui sera son Virgile dans cette étrange « traversée anatomique ». Grâce à cette inconnue dont jamais le nom n’est cité (dans ce texte, les vivants n’ont pas de nom), elle va connaître Clemente Susini (1754-1814) qui a passé sa vie à représenter les écorchés avec de la cire, puis les vrais morts conservés depuis deux siècles grâce au procédé d’Honoré Fragonard (1732-1799) exposés au musée de l’École vétérinaire. Et tant d’autres choses encore aussi fascinantes.

On apprend ainsi que la morgue était un lieu très visité au XIXe siècle. Des familles avec enfants y venaient contempler, derrière de hautes vitres, les cadavres d’hommes et de femmes retrouvés dans la Seine ou ailleurs. Nul effroi ne semblait les saisir. Chose inimaginable désormais en nos temps frileux, où l’on hésite même à emmener sa progéniture à un enterrement de peur qu’elle ne soit perturbée ! Au XIXe, le tabou de la mort a remplacé celui du sexe. C’est aussi dans cette morgue qu’à la fin du XIXe siècle, un médecin légiste examina une noyée qu’on appela par la suite « L’inconnue de la Seine ». Son visage coiffé de deux bandeaux était admirable, illuminé par un sourire indéfinissable. Ébloui, le médecin en fit un plâtre qui fut aussitôt dupliqué des centaines de fois pour orner l’intérieur des maisons d’artistes (Man Ray en fit des photographies). La mort participait ainsi à la vie des créateurs.

Tout cela (et tant d’autres curiosités !), Hélène Giannecchini nous le raconte avec un style précis, scientifique, où la poésie n’est pourtant jamais absente, ce qui donne au texte une densité peu commune et nous fait toucher du doigt l’impensable.

Avec elle, nous apprenons à apprivoiser la mort en la regardant en face, ce que plus personne n’ose faire. On ne se remet jamais d’un deuil en voulant oublier. Il faut vivre avec nos morts. « Je suis, conclut l’auteur à l’adresse des disparus, quelqu’un des lieux, oui, mais ceux-ci sont pleins d’autres espaces, minimes et insaisissables, parfois provisoires, que vous venez investir. » Enfin, elle a ce mot qui résonne encore en nous : « le bonheur est un pli du deuil. »

Voir de ses propres yeux d’Hélène Giannecchini, Seuil, 2020, 224 p.

Ce qu’a écrit Hélène Giannecchini mérite que l’on s’y arrête longtemps pour en goûter tout le suc. Mais qu’est-il vraiment, ce livre ? Une autofiction, une exploration historique, biologique, anatomique, sociologique… ? Tout cela à la fois. Sublimant ses connaissances qu’elle partage avec nous, ce texte est avant tout un roman qui raconte une histoire, celle d’une...

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