Entretiens

David Foenkinos, un peu de gaieté dans l’air

Jusqu’où de simples personnes du quotidien peuvent-elles devenir des personnages de roman ? Dans La Famille Martin, son dix-septième roman, David Foenkinos joue subtilement de l’écart entre réalité et fiction. Personnes et personnages sortent grandis de leur face-à-face avec la fiction. Les livres où l’on gagne en humanité sont devenus rares.

David Foenkinos, un peu de gaieté dans l’air

D.R.

«C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit : tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera l’objet de ton livre. » Le postulat de départ de La Famille Martin fonctionne sur un constat simple : un écrivain, figure du double de l’auteur, se trouve en panne d’inspiration. Afin de réagir de suite, afin de ne pas se laisser happer par la spirale du dessèchement créatif, cet auteur éconduit par les Muses se lance un défi : faire le pari qu’en s’en remettant au hasard, qu’en se portant au-devant de la première personne qui sera là, à portée de main en bas de chez lui, il l’abordera et en fera, quoiqu’il advienne, la matière de son prochain livre. Et ça marche.

« Voilà j’aimerais écrire un livre sur vous.

- Pardon ?

- C’est vrai que ça peut paraître un peu étrange… Mais c’est une sorte de défi que je me suis lancé ? J’habite juste ici, dis-je en désignant mon immeuble. »

En matière de future grande héroïne qui se présente à lui – « cette femme ne le savait pas encore, mais elle venait d’entrer dans le territoire romanesque » – notre narrateur se retrouve face à une petite dame plus toute jeune. Nom : Madeleine Tricot. Situation maritale : veuve. Profession : couturière à la retraite. Madeleine Tricot, couturière ! ça ne s’invente pas ! Et c’est justement ce que René son mari lui a dit quand il lui a fait la cour. « Vous êtes couturière et je m’appelle Tricot, nous sommes faits l’un pour l’autre. » Offrant thé et petits gâteaux, Madeleine ne s’est pas fait prier très longtemps pour raconter sa vie au pauvre écrivain en mal d’inspiration. Ce dernier commence à consigner les faits qu’on lui rapporte, même s’ils sont d’une grande banalité : une vie tranquille et paisible régie par le rythme du travail, un mari attentif et gentil (le fameux René), employé modèle à la RATP, jugé par tous « droit et chaleureux », parti trop tôt d’un cancer du côlon deux ans à peine après avoir pris sa retraite. Autour de Madeleine, il n’y a pas grand monde. Il y a ses filles tout de même. Stéphanie qui s’est mariée avec un Américain qui sourit tout le temps. Ils vivent aux États-Unis. Madeleine ne la voit que très peu. Et Valérie, son autre fille, prof d’histoire-géo à Villejuif qui vit à Paris, et que pour le coup elle voit trop.

Rien que de très banal donc. Notre écrivain commence à se demander s’il ne sait pas fourvoyer dans le réel, ce marais gluant qui manque cruellement d’imagination. D’autant que Valérie, la fille de Madeleine, ouvre la porte de sa petite famille au narrateur qui y découvre Patrick, l’agent comptable en conflit avec son supérieur hiérarchique et deux ados on ne peut plus mutiques, Jérémie et Lola.

Au secours ! Le réel risque d’annihiler la fiction. L’ennui, qui est une chose insupportable pour tout créateur, guette. Heureusement, on peut compter sur les personnes pour être plus inventives que les personnages et sur la réalité pour, plus qu’à son tour, servir de modèle à la fiction. Il suffira d’une confidence de Madeleine pour que tout bascule. Il y a cet homme. Cet homme avant Henri. Il s’appelait Yves. Elle l’a éperdument aimé. Qu’est-il devenu ? Peut-être… peut-être serait-il possible de le retrouver… Et si ?

Chez Pirandello, souvent cité, les personnages sont en quête d’auteur. Astucieusement, David Foenkinos renverse ce dispositif en inventant un auteur en quête de ses propres personnages. C’est malin pourrait-on dire, mais sans malignité. Foenkinos ne cherche en rien à porter querelle à qui que ce soit. Pas de règlements de comptes à l’horizon. Tout au contraire, une façon pleine de délicatesse de se pencher sur le destin de simples quidams. « Je suis là pour écrire un livre sur vous, et pas sur moi », glisse-t-il à Valérie qui essaie de lui sortir les vers de nez, persuadée qu’elle est face à ce qu’elle croit être tout écrivain, c’est-à-dire un type avec une vie formidable et un humour de dépressif.

À force de faire accoucher ces gens tout à fait normaux en personnages de roman, le narrateur découvre que rarement une histoire ne l’avait autant passionné. Il est alors obligé de se résoudre à l’évidence : c’est le réel qui triomphe. Le réel, c’est même ce qui déborde. La force des grandes histoires reste toujours du côté de la vie.

Dans La Famille Martin, David Foenkinos réussit un roman où le réel et la fiction ne s’en vont pas fâchés. Ils demeurent au contraire bons amis et vivent en bonne intelligence. Comme le dit l’auteur, point sur lequel nous le rejoignons : « Il devrait exister un juste milieu entre le réel et l’assignation en justice. »

À l’occasion de la parution de son nouveau roman La Famille Martin, David Foenkinos a accordé à L’Orient littéraire cette interview.

* * *

Dans votre nouveau roman, ce sont des personnes du commun qui deviennent personnages de roman. Est-ce que pour vous le réel est plus stimulant que la fiction ?

J’ai toujours été un écrivain de fiction. J’aime raconter des histoires, inventer des personnages. J’ai été nourri par le goût obsessionnel du roman. Mais le réel demeure, peut-être encore plus qu’avant, un attrait puissant. Un film sur deux commence par : « D’après une histoire vraie » ! Dans ce roman, je m’amuse avec le mélange des deux. Tous les premiers retours de lecture portent sur ce point : est-ce vrai ? Est-ce faux ? J’ai voulu qu’on se pose la question d’une manière amusée. C’est un livre que j’ai voulu ludique, même s’il ne fait pas l’économie de thèmes abordés qui sont graves.

Vos personnages n’ont a priori rien d'extraordinaire, jusqu’au jour où ils se dévoilent. L’auteur est-il celui qui, plus qu’un autre, est à l'écoute de l’inattendu ?

Vous mettez un écrivain au milieu d’une famille, et tout dérape ! Toutes les familles ont des secrets et des non-dits. La présence d’un témoin va permettre de modifier tout l’écosystème de la famille Martin. Par ailleurs, il me semble que toute trajectoire est potentiellement passionnante. Le couple que je rencontre traverse une crise classique : après 25 ans, deux enfants, la passion n’est plus présente. Ce qui peut paraître banal n’empêche pas la tragédie pour celui qui le vit. Et chaque couple essaie à sa façon de remédier à cette lassitude. On verra dans mon roman que la présence de l’écrivain va forcément jouer un rôle dans le couple.

En creux dans votre roman, des références à Pirandello et à Kundera. Quels sont vos maîtres en termes de fiction ? Que vous ont-ils appris ?

J’ai commencé à lire tard, après une grave maladie à 16 ans. Les livres m’ont sauvé, et je suis devenu boulimique des mots. Vous dire mes maîtres ferait déborder cette interview de plusieurs pages. Mais je pourrai citer Dostoïevski ou Gary. Et si vous me reposez la question demain je dirai Philip Roth ou Albert Cohen.

Ce qui est plaisant dans votre roman, c’est qu’il écarte les règlements de compte ou tout sentiment de vengeance. La littérature a-t-elle une limite de décence ? Et quelle est-elle ?

On ne peut pas faire de généralité. Chaque écrivain a le sens de ses limites. On m’a souvent catalogué parmi les écrivains bienveillants, comme si cela était une tare. Le cynisme a meilleure presse. D’ailleurs on dit de quelqu’un de con qu’il est « gentil ». C’est absurde que les bons sentiments soient si décriés. Si l’écrivain veut semer un peu le chaos dans la famille Martin, pour que ce soit intéressant à lire, il ne veut en aucun cas régler des comptes. Et finalement c’est plutôt lui qui souffre à la fin…

Vos romans fonctionnent très bien. Vous avez conquis un public fidèle. Comment expliquez-vous cette adhésion ?

Je ne sais pas. C’est impossible de savoir pour moi ce qui s’est passé comme étrangeté pour rencontrer ainsi le public. Cela n’a pas toujours été le cas, j’ai eu plusieurs romans passés inaperçus. Mais depuis La Délicatesse, mon huitième roman, j’ai la chance que les lecteurs me suivent. Et pourtant, j’ai parfois emprunté des chemins de traverse comme avec Charlotte. C’est plutôt émouvant d’être suivi en changeant de registre à chaque fois. Après deux livres sombres, La Famille Martin est clairement ludique.

Pour notre lectorat de L’Orient littéraire et sans vouloir être indiscret, avez-vous un lien particulier qui vous unit au Liban ? Un souvenir ? Une rencontre ?

C’est pour moi très simple de répondre à cette question, car le Liban est associé à la plus belle chose que j’ai vue de ma vie. Ce sont les grottes de Jeita. Mon amie Mia Sfeir m’y a emmené un soir, et il n’y avait personne. Nous avons vogué dans cette bulle de beauté absolue. Je me souviens aussi des rencontres chaleureuses avec les lecteurs au Salon du livre ; des lecteurs attentifs, précis, et amoureux des mots.

La Famille Martin de David Foenkinos, Gallimard, 2020, 240 p.

«C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit : tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera l’objet de ton livre. » Le postulat de départ de La Famille Martin fonctionne sur un constat simple : un écrivain, figure du double de l’auteur, se trouve en panne d’inspiration. Afin de réagir de suite, afin de ne pas se...

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