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Nos Lecteurs ont la Parole

Gens qui part(ent) et gens qui reste(ent)

« Le bonheur, c’est faire quelque chose, pas être quelque part » – Éric, de retour au Sénégal après 5 ans en Italie.

Cela fait six mois que le pays se vide. De tout. De ses binationaux qui, sans cligner de l’œil, ont pris le premier avion, de ses talents et ses métiers qui, même pour un demi-salaire, n’ont pas hésité à accepter des offres dans le Golfe, de sa classe populaire qui supplie les ambassades de les accueillir dans leurs pays, et dont les plus misérables s’en vont par bateau et finissent à la dérive ou, pour les vrais damnés, meurent en mer. Tous les Libanais aujourd’hui étudient leur stratégie de départ – à juste titre, puisque nous traversons une période extrêmement difficile et dangereuse, et que les dirigeants ne sont pas en mesure de retenir les départs puisqu’ils sont eux-mêmes, avec leur médiocrité et leur corruption, à l’origine de la quatrième vague d’émigration libanaise.

En plus des effets de la pandémie et de la catastrophe du 4 août, les lieux du pays sont vidés de la chaleur que l’on a connue ces dernières années. Il y a moins de trafic en ville, et comme une ambiance de fin de règne dans les rues. Entre-temps, une narrative collective s’installe. Celle du « bravo » à ceux qui partent, qui ont « raison » de partir. L’imaginaire collectif en est arrivé à traiter d’irresponsable quiconque voudrait rester ou penserait fonder une famille dans un tel contexte. Cela a créé une équation de gagnant/perdant : ceux qui restent sont les perdants, les misérables voués à vivre dans des conditions presque inhumaines.

Il n’est aussi pas surprenant de sentir chez la majorité de la population, qui a cru au changement l’année dernière, un sentiment très fort de démoralisation, ce fameux « ihbât » dont on a longtemps parlé après la guerre civile. Cette perception de soi, en temps de crise extrême vécue dans notre pays, s’accentue à mesure que les taux de migration s’élèvent. Le sentiment d’être vaincu s’accroît. Nous nous sentons vaincus par la classe politique qui ne bouge pas un doigt pour réduire la fuite des cerveaux mais aussi par nos concitoyens qui s’envolent tour à tour. Tout cela est classique des contextes de migration dans des pays en développement. Sauf qu’au Liban, la différence est que nous vidons le pays en pleine période de changement politique et social et, pire, c’est le caractère soudain, rapide et massif de cet exode qui inquiète. Mais pourtant, ceux qui restent, les « left behind » (Toyota, 2007), sont plus forts qu’on ne le pense, et le discours populaire mérite d’être redirigé en leur faveur.

On devrait travailler à rehausser le moral des troupes de restants, sans toutefois les opposer à ceux qui sont partis. Non, ceux qui partent ne sont pas gagnants, car souvent partir est plus difficile que rester. Non, ceux qui restent ne sont pas des héros, car cela ferait de ceux qui partent des traîtres, ce qui est très loin d’être la vérité. Ceux qui restent, comme ceux qui partent, sont libanais. Ils se doivent d’être investis d’une mission et d’une raison d’être qui, idéalement, serait liée au bien-être de notre nation. Essayons de comprendre pourquoi l’on reste. Les « left behind », pourquoi restent-ils ?

1) Il y en a qui aimeraient remettre de l’ordre « en haut », en rejoignant les mouvements de protestataires ou les mouvements et partis politiques qui travaillent pour constituer une nouvelle force qui amènerait le changement, et surtout qui y croient encore.

2) Il y en a qui résistent ou assurent la continuité d’un legs économique, culturel ou social. Je pense notamment aux entreprises familiales fondées depuis plusieurs décennies, qui ont une responsabilité éthique et économique vis-à-vis de plusieurs milliers de familles libanaises. Je pense aussi aux écoles et hôpitaux, dont les missions sociales sont un pilier de la société.

3) Il y en a qui restent pour des raisons personnelles. Parce qu’ils ne veulent pas quitter leur terre, mais aussi par « amour propre » et refus de devoir se réinventer et souvent revoir leurs standards professionnels à la baisse, dans des pays d’accueil.

4) Il y en a d’autres qui ne veulent pas voir l’histoire se répéter et par là même essayent de briser le cercle vicieux de notre histoire collective. Une famille ayant émigré en 1989-1990 pendant le règne de Michel Aoun ne veut pas se voir partir une seconde fois en 2019-2020 pendant le règne de… Michel Aoun.

Moi, je reste pour toutes ces raisons. Et toi, pourquoi restes-tu ?

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

« Le bonheur, c’est faire quelque chose, pas être quelque part » – Éric, de retour au Sénégal après 5 ans en Italie. Cela fait six mois que le pays se vide. De tout. De ses binationaux qui, sans cligner de l’œil, ont pris le premier avion, de ses talents et ses métiers qui, même pour un demi-salaire, n’ont pas hésité à accepter des offres dans le Golfe, de sa classe...

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