Elle a 35 ans, les bras tatoués, des bagues aux doigts, des tresses de rasta et des chats plein la maison. Installée, en cette douce fin d’après-midi, sur ce canapé griffé, voire déchiqueté, par l’un ou l’autre d’entre eux qu’elle pardonne immédiatement, Lia Nurpetlian a le sourire. Un sourire fatigué, certes, sa journée de travail, de 6 heures à 14 heures, six jours par semaine, vient de finir. Mais un sourire satisfait. Car, depuis l’aube, en tenue de travail estampillé Ramco, ses nouveaux employeurs depuis le 1er octobre, masque, gants et instruments de « nettoyage » sous les bras, elle n’a pas levé la tête, le nez planté dans ces amas de détritus qui jonchent le quartier de Naccache où elle (sé)vit. Pas arrêté, comme elle le fait déjà depuis plusieurs mois, de nettoyer la saleté des autres. Ces compatriotes qui n’ont jamais eu une pensée civique, civilisée et somme toute normale. Qui n’ont encore rien saisi…
Alors, refaire ce geste lent, seule, des milliers de fois par jour, enfoncer ses ongles gantés dans la terre pour en arracher les détritus enterrés là depuis des années, transpirer sous ce lourd costume de travail, étouffer sous la puanteur et revenir le lendemain pour constater que de nouveaux poubelles, papiers, mégots de cigarette, sacs, batteries, médicaments, « les pires », refont une apparition révoltante, presque cynique… Pourquoi ? « Pour les gens qui me remercient tous les jours, dit-elle. Des inconnus qui sont devenus des visages familiers et que je croise, comme dans un rituel, tous les matins. Pour les enfants, les seuls à avoir proposé de m’aider, qui me voient à l’œuvre et qui apprennent, j’espère. Pour les arbres. Pour la satisfaction de voir des rues propres, même si cette satisfaction est de courte durée. Pour ma conscience, pour le Liban. Pour y croire encore… »
Ni qu’on m’empêche ni qu’on m’oblige
Elle est comme ça, Lia, entière. Nerveuse et sereine à la fois. Patiente. Déterminée. Dans son regard qui vous fixe, une couche de douleur(s) qu’elle assume parfaitement, un deuil jamais achevé, celui de son père, puis celui de sa mère, il y a quelques années. Sa page Instagram, qu’elle préfère anonyme, est d’ailleurs baptisée thesilverscar (la cicatrice en argent). « Je voulais chanter, mais j’ai dû travailler très jeune pour m’assumer et pouvoir envoyer ma sœur finir ses études en France. Mon père est mort 20 jours avant mon 16e anniversaire. » Alors, après le business et la comptabilité, « ennuyeux », le tourisme, « je n’ai pas aimé », Lia trouve un job et son bonheur au Virgin Megastore. « J’adore la musique et le cinéma, et ce lieu se prêtait à la culture les premières années. » Mais quand « les choses ont changé » à Virgin, tout en composant et en chantant, de temps en temps, avec son groupe Safra, elle devient bar tender, puis manager, dans des bars de la capitale, avant de se joindre à une compagnie d’évènementiel strictement féminine. Cette dernière année, qui fut fatale pour le pays, l’a précipitée dans le chômage. « Je n’avais rien à faire, mon mari, à cause du coronavirus, s’est trouvé coincé à Chypre où l’on cherche à s’installer… En marchant pour passer le temps, j’ai constaté les dégâts autour de la maison que nous habitons et qui appartenait à ma grand-mère. » Plus aucune fleur, des arbres à l’agonie, un sol bouffé par la pourriture, Lia Nurpetlian, « workaholic », se met à l’œuvre, à son rythme. « Je voulais, à ma manière, guérir la nature… J’étais révoltée. »
Pas de sot métier
C’est en allant se plaindre auprès de la compagnie de ramassage d’ordures Ramco, la rage au cœur, qu’elle décroche, d’une manière incongrue, ce boulot. « En tous les cas, je le faisais d’une manière bénévole depuis quatre mois déjà et j’ai pensé qu’un peu de stabilité serait bienvenue dans ma vie. Je suis rentrée à la maison avec ma tenue de travail trop grande pour moi et j’ai posté spontanément ma photo sur ma page Instagram sans commentaire, en me disant : si je donne l’exemple, peut-être que d’autres suivront, loin des tabous. » Ses employeurs, qui voient immédiatement le pouvoir de cette image pour des raisons tout à fait personnelles, repostent la photo et Lia devient ainsi malgré elle une superwoman sollicitée par tous les médias locaux. Mais aucune réaction de cette communauté idéale dont elle rêve, et pas de « mercenaires » encore qui la rejoignent… Lia Nurpetlian continue, elle, en Don Quichotte écolo, à se mettre au service d’une cause essentielle. « Ma mission, dit-elle encore, dans un débit de paroles difficiles à rattraper, est de faire ce que personne n’accepte de faire. Je rêvais d’une équipe qui pourrait me seconder, mais je suis encore seule. Naccache ne me suffit plus, je vois plus grand. » Attaquer les bords des autoroutes, les quartiers de Beyrouth, le Sud, le Nord, s’il le faut, elle reprendra sa liberté, des horaires plus souples, et ira là où le devoir et sa conscience l’appellent. « À mes yeux, il n’y a pas de sot métier, poursuit-elle, je n’ai aucun complexe, aucune peur des responsabilités ni des défis. Ce sont les personnes qui salissent qui devraient avoir honte, pas celles qui nettoient. »
Et si, malgré toute sa bonne volonté, son dos en souffrance, sa patience et son amour infinis pour cette terre souillée, elle n’arrive pas à ses fins, un pays sain, nettoyé de toutes ses saletés, alors, affirme-t-elle, elle partira. « Je fermerai la porte de ma vie derrière moi et je ne me retournerai plus. Plus jamais. »
Alors, comme Antigone, elle pourra lancer à sa manière à tous nos irresponsables : « Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre, et les bleus que tes gardes m’ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. »
commentaires (8)
Que l on est tous petits face a cette grande dame. Miao
Zampano
03 h 59, le 16 octobre 2020