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Lifestyle - Beyrouth Insight

Lia Nurpetlian : profession éboueuse

Pour elle, dégager les ordures relève d’un acte citoyen qui n’a rien de dégradant, bien au contraire. Première femme éboueuse au Liban, elle espère faire tomber les tabous et entraîner derrière elle un groupe de « mercenaires » prêts à tout pour une ville puis un pays propre. Au Liban, effacer toutes les poubelles laissées par le temps et les hommes est une tâche difficile...


Lia Nurpetlian : profession éboueuse

Lia Nurpetlian, éboueuse et fière de l’être. Photo João Sousa

Elle a 35 ans, les bras tatoués, des bagues aux doigts, des tresses de rasta et des chats plein la maison. Installée, en cette douce fin d’après-midi, sur ce canapé griffé, voire déchiqueté, par l’un ou l’autre d’entre eux qu’elle pardonne immédiatement, Lia Nurpetlian a le sourire. Un sourire fatigué, certes, sa journée de travail, de 6 heures à 14 heures, six jours par semaine, vient de finir. Mais un sourire satisfait. Car, depuis l’aube, en tenue de travail estampillé Ramco, ses nouveaux employeurs depuis le 1er octobre, masque, gants et instruments de « nettoyage » sous les bras, elle n’a pas levé la tête, le nez planté dans ces amas de détritus qui jonchent le quartier de Naccache où elle (sé)vit. Pas arrêté, comme elle le fait déjà depuis plusieurs mois, de nettoyer la saleté des autres. Ces compatriotes qui n’ont jamais eu une pensée civique, civilisée et somme toute normale. Qui n’ont encore rien saisi…

Alors, refaire ce geste lent, seule, des milliers de fois par jour, enfoncer ses ongles gantés dans la terre pour en arracher les détritus enterrés là depuis des années, transpirer sous ce lourd costume de travail, étouffer sous la puanteur et revenir le lendemain pour constater que de nouveaux poubelles, papiers, mégots de cigarette, sacs, batteries, médicaments, « les pires », refont une apparition révoltante, presque cynique… Pourquoi ? « Pour les gens qui me remercient tous les jours, dit-elle. Des inconnus qui sont devenus des visages familiers et que je croise, comme dans un rituel, tous les matins. Pour les enfants, les seuls à avoir proposé de m’aider, qui me voient à l’œuvre et qui apprennent, j’espère. Pour les arbres. Pour la satisfaction de voir des rues propres, même si cette satisfaction est de courte durée. Pour ma conscience, pour le Liban. Pour y croire encore… »


Un spécimen des déchets recueillis au quotidien par Lia. Photo João Sousa


Ni qu’on m’empêche ni qu’on m’oblige

Elle est comme ça, Lia, entière. Nerveuse et sereine à la fois. Patiente. Déterminée. Dans son regard qui vous fixe, une couche de douleur(s) qu’elle assume parfaitement, un deuil jamais achevé, celui de son père, puis celui de sa mère, il y a quelques années. Sa page Instagram, qu’elle préfère anonyme, est d’ailleurs baptisée thesilverscar (la cicatrice en argent). « Je voulais chanter, mais j’ai dû travailler très jeune pour m’assumer et pouvoir envoyer ma sœur finir ses études en France. Mon père est mort 20 jours avant mon 16e anniversaire. » Alors, après le business et la comptabilité, « ennuyeux », le tourisme, « je n’ai pas aimé », Lia trouve un job et son bonheur au Virgin Megastore. « J’adore la musique et le cinéma, et ce lieu se prêtait à la culture les premières années. » Mais quand « les choses ont changé » à Virgin, tout en composant et en chantant, de temps en temps, avec son groupe Safra, elle devient bar tender, puis manager, dans des bars de la capitale, avant de se joindre à une compagnie d’évènementiel strictement féminine. Cette dernière année, qui fut fatale pour le pays, l’a précipitée dans le chômage. « Je n’avais rien à faire, mon mari, à cause du coronavirus, s’est trouvé coincé à Chypre où l’on cherche à s’installer… En marchant pour passer le temps, j’ai constaté les dégâts autour de la maison que nous habitons et qui appartenait à ma grand-mère. » Plus aucune fleur, des arbres à l’agonie, un sol bouffé par la pourriture, Lia Nurpetlian, « workaholic », se met à l’œuvre, à son rythme. « Je voulais, à ma manière, guérir la nature… J’étais révoltée. »


Lia Nurpetlian chez elle, zen. Photo C.H.


Pas de sot métier

C’est en allant se plaindre auprès de la compagnie de ramassage d’ordures Ramco, la rage au cœur, qu’elle décroche, d’une manière incongrue, ce boulot. « En tous les cas, je le faisais d’une manière bénévole depuis quatre mois déjà et j’ai pensé qu’un peu de stabilité serait bienvenue dans ma vie. Je suis rentrée à la maison avec ma tenue de travail trop grande pour moi et j’ai posté spontanément ma photo sur ma page Instagram sans commentaire, en me disant : si je donne l’exemple, peut-être que d’autres suivront, loin des tabous. » Ses employeurs, qui voient immédiatement le pouvoir de cette image pour des raisons tout à fait personnelles, repostent la photo et Lia devient ainsi malgré elle une superwoman sollicitée par tous les médias locaux. Mais aucune réaction de cette communauté idéale dont elle rêve, et pas de « mercenaires » encore qui la rejoignent… Lia Nurpetlian continue, elle, en Don Quichotte écolo, à se mettre au service d’une cause essentielle. « Ma mission, dit-elle encore, dans un débit de paroles difficiles à rattraper, est de faire ce que personne n’accepte de faire. Je rêvais d’une équipe qui pourrait me seconder, mais je suis encore seule. Naccache ne me suffit plus, je vois plus grand. » Attaquer les bords des autoroutes, les quartiers de Beyrouth, le Sud, le Nord, s’il le faut, elle reprendra sa liberté, des horaires plus souples, et ira là où le devoir et sa conscience l’appellent. « À mes yeux, il n’y a pas de sot métier, poursuit-elle, je n’ai aucun complexe, aucune peur des responsabilités ni des défis. Ce sont les personnes qui salissent qui devraient avoir honte, pas celles qui nettoient. »

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Et si, malgré toute sa bonne volonté, son dos en souffrance, sa patience et son amour infinis pour cette terre souillée, elle n’arrive pas à ses fins, un pays sain, nettoyé de toutes ses saletés, alors, affirme-t-elle, elle partira. « Je fermerai la porte de ma vie derrière moi et je ne me retournerai plus. Plus jamais. »

Alors, comme Antigone, elle pourra lancer à sa manière à tous nos irresponsables : « Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre, et les bleus que tes gardes m’ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. »

Elle a 35 ans, les bras tatoués, des bagues aux doigts, des tresses de rasta et des chats plein la maison. Installée, en cette douce fin d’après-midi, sur ce canapé griffé, voire déchiqueté, par l’un ou l’autre d’entre eux qu’elle pardonne immédiatement, Lia Nurpetlian a le sourire. Un sourire fatigué, certes, sa journée de travail, de 6 heures à 14 heures, six jours par...

commentaires (8)

Que l on est tous petits face a cette grande dame. Miao

Zampano

03 h 59, le 16 octobre 2020

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Commentaires (8)

  • Que l on est tous petits face a cette grande dame. Miao

    Zampano

    03 h 59, le 16 octobre 2020

  • Extraordinaire cette femme qui mérite l’admiration de toutes et tous. J’espère que d’autres personnes viendront l’aider et le faire pour le Liban. Comme elle le fait. Le civisme est une des valeurs qui manque au Liban. La moindre des choses est de ne pas salir à nouveau , l’endroit que Lia a nettoyé Bravo à vous. Bravo. Je suis en France et malheureusement pas avec vous. Mais je pense et prie pour vous Madame .

    Sabbague Daniele

    01 h 44, le 16 octobre 2020

  • Epatante Lia jespere que tu feras boule de neige. Le pays a besoin de persionnes de ta trempe

    Elkhazen maud

    19 h 22, le 15 octobre 2020

  • Merci Lia!…... On devrait tous apprendre la leçon de Lia: notre patrie a tellement besoin d'éboueurs comme Lia car notre pays est complètement pollué à tout les niveaux!

    Wlek Sanferlou

    14 h 10, le 15 octobre 2020

  • Bravo Madame, vous donnez l'exemple a une classe politique sclérosée. Assez de reunions et de commissions ! on retrousse ses manches et on y'va,en commençant tout en bas de l’échelle. On vient de tomber de haut, il faudra repartir a zero

    Lebinlon

    13 h 01, le 15 octobre 2020

  • Ce sont des personnes comme Lia Nurpetlian qui font que l'on aime ce pays et qui, peut-être, le sauveront...

    F. Oscar

    09 h 50, le 15 octobre 2020

  • Merci Lia.

    Christine KHALIL

    08 h 51, le 15 octobre 2020

  • Mr. Hariri si vs etes nommes premier ministre...Dieu sait quand...vous avez avec LIA une ministre de l'environnement toute trouvee...specialiste et independante....reflechissez bien..de toute facon MOI ...libanais lambda...je vote pour elle ...MERCI LIA ...

    Houri Ziad

    08 h 13, le 15 octobre 2020

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