« Celui qui est né est coincé ! » s’exclame ma grand-mère en libanais lorsque la mélancolie est en crue. Il y a quelque chose de blessant dans ces rimes sans appel que crachent nos aînés, comme si l’existence de toute leur descendance ne comptait plus. Mais il y a aussi une constatation que l’on n’a pas envie de faire lorsqu’on est jeune : la vie est un chemin de croix dont on n’a pas le courage de sortir.
« Celui qui est né ici est coincé », pourrait-on ajouter. Comme une allégorie de la vie, on naît à Beyrouth par la force du destin, sans avoir rien demandé. On y souffre à intervalles irréguliers, comme une torture chinoise dont on ne voit pas la fin, et c’est précisément là que réside tout le diabolisme du processus. On tente d’y organiser une vie décente ponctuée d’ivresses et de gueules de bois. De faire son chemin à la force du poignet. Et un matin, épuisé de lutter, on se réveille avec une furieuse envie de quitter cette ville-piège. Mais il est trop tard : Beyrouth vous suivra jusqu’à votre dernier souffle, où que vous soyez, et c’est elle qui fermera vos paupières une dernière fois.
Il faut observer des milliers de photographies à la recherche du secret de cette ville pour espérer tomber sur des clés : celle d’aujourd’hui, en particulier, ouvre quelques portes. En un seul déclic, le photographe a réalisé l’exploit de saisir un fragment de l’âme de Beyrouth. Voici une jeune femme au balcon, est-elle sortie pour admirer le paysage ? Peut-être, mais sa posture dit autre chose : elle est tournée vers le photographe, elle est consciente de sa présence, sans doute lui a-t-il demandé de regarder de côté, et comme il a raison, elle est jolie et pensive et son regard vague donne un cliché romantique à outrance, le mythe de la belle qui attend son prince charmant. Finalement, les photos de monsieur Tout-le-Monde ne sont que des clichés – dans tous les sens du terme.
Mais un grain de sable s’est introduit dans la mécanique : juste derrière la belle, une fillette, sans doute la petite sœur, fait une grimace espiègle. Comme un cheveu sur la soupe, cette mimique destinée au photographe a tout gâché et le romantisme se transforme en scène burlesque. En 1955, il n’y a pas de logiciel pour gommer cette frimousse coquine. En 2020, on s’en délecte. Comme on se délecte des différentes strates de lecture qu’offre cette photographie : il y a l’environnement, le voisinage, et cette superposition de balcons et de toitures de tuile qui donnent une poignante dimension à la scène dont ils prennent la part du lion. Il y a, en plus de ceux où se tiennent la belle et son photographe, trois balcons spacieux comme nous en avons tant connu dans notre enfance. Tout en bas, une famille est installée, on aperçoit le père corpulent avec une canne, la mère, deux filles, un massif de jasmin en fleurs, c’est l’été. À l’étage au-dessus, une femme assise et sa fille à la rambarde. Au troisième étage dont l’architecture plus tardive est dénuée d’élégance, il n’y a pas âme qui vive, juste des plantes en pots. Alentour, c’est une montagne russe de toitures de tuile, ces pyramides brique qui ont longtemps fait toute la beauté de notre capitale. Et puis une fenêtre ouverte et une autre où l’on devine des rideaux. En toile de fond, la montagne entoure Beyrouth comme pour la protéger ou la dévorer, c’est selon. La ville que l’on aperçoit dans cette image n’existe plus, sinon dans la mémoire de ceux qui l’ont connue, et l’image est si intense qu’elle se transmettra à leurs enfants qui en garderont une nostalgie inexplicable. Voici le drame libanais : celui qui est né ici est coincé ou fera tout pour y revenir.
En perdant ses balcons, Beyrouth a perdu son âme
Le ciel bleu omniprésent, les températures clémentes toute l’année, quelques petits jours de pluie pour laver la poussière : il fait si bon vivre au balcon. Dans toute l’expression de son visage, même si elle ne s’en rend pas encore compte, cette femme apprécie d’être là. Sourire discret aux lèvres dans l’objectif de son amoureux, elle respire une jeunesse aux effluves de jasmin. Elle regarde vers le port et plus loin la mer, et sans le savoir, elle emmènera cette image-ci dans tous ses exils, dans toutes ses douleurs, jusqu’à son lit de mort. Cette vie de balcons, de terrasses, c’était cela la vie des Beyrouthins. D’où nous sont venus tous ces immeubles de béton et de verre, ces appartements où l’on a tout vitré, quelle est donc cette (in)culture de l’appartement sans balcon, dans une ville où il fait si bon être dehors ?
Comme si cela ne suffisait pas, toute notre époque est une négation de Beyrouth. La misère et l’épidémie ont anéanti toute vie sociale. Et l’explosion du 4 août a annihilé ce qui restait de balcons sur la Méditerranée. En les perdant, Beyrouth a perdu son âme. Il faudra plusieurs générations pour effacer le souvenir de ces quartiers animés, de ces familles vivant dehors, conversant entre elles de balcon à balcon, de cette lumière généreuse invitée à pénétrer par des persiennes ouvertes comme des bras accueillants.
Dans leur exil, ceux qui ont connu ces espaces de plein air garderont l’impression obsédante que leur vie a perdu sa lumière, comme un regret mêlé de nostalgie insomniaque. Comment ne pas te quitter, Beyrouth ya Beyrouth, quand la vie dans tes murs devient étouffante, insupportablement difficile et incertaine, quand la déroute économique menace de faire des ravages, quand le souffle du diable a tout dévasté ? Comment te quitter, quand ta lumière, ta convivialité, la douceur de ton climat et la beauté de ta géographie s’impriment sur nos rétines comme des tatouages indélébiles ? Celui qui est né ici fera tout pour y retourner, même si ce qu’il cherche n’existe plus.
Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.
commentaires (3)
De nos jours les Beyrouthines sont sur leur balcon en faisant des selfies et les envoient par Instagram ...
Stes David
20 h 50, le 11 octobre 2020