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Lifestyle - La carte du tendre

Gardiens de l’Orient

Gardiens de l’Orient

Lydia et Alba Sarkis à Damas en 1946. Photo Maynard Owen Williams pour The National Geographic Society

Un photographe démoniaque a transformé, d’un déclic dévastateur, nos vies d’avant le 4 août en archives. L’explosion a instantanément détruit le reliquat d’authenticité de Beyrouth, ses venelles mystérieuses, son tissu social resté sourd aux appétits du lucre et plusieurs centaines de bâtiments qui tutoyaient le siècle. Les voilà crevées comme des cadavres, ces merveilles architecturales, œuvres de maîtres-maçons magiciens, de charpentiers insensibles au vertige et d’artisans dont le savoir-faire était un secret de famille. Les voilà vomis sur la chaussée, ces millions d’objets venus des quatre coins du monde parce que c’était cela Beyrouth, le carrefour volcanique de toutes les civilisations. Il ne reste plus rien, ou presque, des rêves des patriarches disparus, et des efforts des activistes et des esthètes qui les perpétuaient.

Pour reconstruire, il va falloir ressusciter des professions oubliées : où trouver en 2020 des tailleurs de pierre ramleh, des maçons qui construisent et enduisent à la chaux mêlée d’aiguilles de pin parasol, des charpentiers et des menuisiers qui connaissent le langage du bois de cèdre turc otraneh, des tuiliers, des marbriers, des ferronniers, des serruriers, des artisans de plafonds peints baghdadi, des ébénistes, des marqueteurs ? ... La liste est interminable. Pour reconstruire, il va falloir aller à la recherche d’un Orient disparu.

C’est le moment que choisit l’ami Philippe Daher pour nous communiquer cette photographie prise à Damas en 1946 par Maynard Owen Williams sur Kodachrome – dont on reconnaît le superbe rendu de couleurs. Une photographie à ce point emblématique que la revue The National Geographic l’utilisera pour célébrer l’accession de la Syrie et du Liban à la liberté, avec l’évacuation des derniers soldats français et la fin du mandat sur les deux pays. Et pour cause, s’il est un lieu où se retrouve l’âme de l’Orient, c’est bien à Damas et Alep, sa concurrente. Deux femmes se regardent avec tendresse, entre retenue et ironie ; entre elles, passe quelque complicité insaisissable, et pour cause, elles sont sœurs. La composition est méticuleusement étudiée dans le but assumé de se conformer au fantasme occidental de l’Orient lumineux, sensuel et au raffinement envoûtant. Le Soleil d’automne est omniprésent, donnant aux couleurs une saturation picturale. Que n’avons-nous rêvé de cette lumière, exilés sur des terres trop froides ou trop chaudes, au point de revenir y griller nos ailes !

Chaque détail est une fête pour les yeux et une glorification de l’artisanat oriental : une merveille de décoration dans les plus infimes détails. Cela va de la dentelle de pierre ouvragée aux portes de bois sculpté, en passant par les incrustations dans des motifs intemporels, et jusqu’aux fenêtres généreuses farouchement défendues par du fer forgé. Çà et là, sont jetés dans une négligence feinte un grand vase de terre cuite, une petite table de bois incrusté de nacre portant un vase alambiqué et des coussins dont le moelleux contraste avec la froide dureté du banc de pierre. Et les fleurs, sont-ce des roses de Damas ? Le tissu éponyme est en tout cas le véritable centre d’attraction de l’image, le photographe glorifiant sur ces femmes éblouissantes la soie qui compose avec le plus grand bonheur leurs toilettes et qui donne à l’image toute sa vibrance.

Lydia et Alba Sarkis à Damas en 1946. Photo Maynard Owen Williams pour The National Geographic Society

Profondeur insoupçonnée

Voilà pour l’aspect visuel, et sans le témoignage de Philippe, l’on aurait dû en rester là. Car l’image a une profondeur insoupçonnée que nous allons à présent découvrir. Les deux femmes, ce sont sa mère, Lydia Sarkis, assise, et sa tante Alba, debout dans l’embrasure de la porte. La demeure dont quelques détails trahissent la sublimité est celle dite « de la Couronne d’Espagne », à Bab Touma. À l’époque où la photo a été prise, elle était habitée par le grand-père maternel de Philippe, Honein Sarkis. Associée aux Asfar, la famille était connue pour son commerce d’antiquités situé à Souk el-Hamidiyeh avec une succursale à l’hôtel Saint-Georges de Beyrouth. À Damas, la galerie Sarkis avait un tel succès que les hauts-commissaires français avaient pris l’habitude d’y effectuer leurs achats d’objets orientaux avant de quitter leur fonction. L’une des plus célèbres clientes fut Doris Duke, richissime héritière d’un empire du tabac américain, qui visita la galerie vers la fin des années 1930, dévalisant les meubles de bois nacré. La collection d’objets orientaux de Duke a été léguée à des fondations et fait encore l’objet d’études et d’événements aux États-Unis.

À son mariage avec le Libanais Farid Daher au milieu des années cinquante, Lydia s’installe à Beyrouth, avant d’ouvrir dix ans plus tard une galerie à l’avenue des Français qu’elle nomme Arabesque, un bien joli nom qui évoque la beauté de la calligraphie arabe, largement utilisée par les artisans. Le toit de la galerie, exécuté en arabesques justement, était l’œuvre de son frère Élie, qui a réalisé de nombreux décors de mosaïques de marbre, bassins et fontaines, et qui a été l’un des premiers à restaurer les boiseries anciennes. Elie réalisera aussi les mosaïques de la façade, autant de merveilles jetées dans le dépotoir du Normandy lors du déblaiement sauvage de l’avenue des Français en 1983.

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Célébrée par ses pairs à la hauteur de son engagement dans la promotion de l’héritage artisanal de l’Orient, Lydia sera élue présidente de l’Association des antiquaires du Liban jusqu’en 1993. Quant à Philippe, intarissable conteur d’une riche histoire familiale baignée des splendeurs de l’Orient, il a déménagé Arabesque à la rue Trabaud où, entouré d’objets hétéroclites, il continue de restaurer à ses heures perdues des incrustations de nacre entre deux visiteurs qui viennent boire à la source de notre civilisation.

Cet hommage impromptu aux artisans et antiquaires ne saurait s’achever sans la mention d’une autre famille originaire de Damas, qui a également marqué les décors intérieurs de nos deux pays, celle des Tarazi, racontée avec délices par leur descendant, Camille, dans son ouvrage Vitrine de l’Orient. À l’heure où tant de beaux décors et objets – exécutés par les Tarazi et les autres – ont été gravement endommagés, son entreprise fondée en 1862 est toujours capable de leur redonner vie suivant des méthodes ancestrales que l’on croyait perdues. Tels sont les véritables gardiens de l’Orient.

Erratum : dans notre article précédent « Au bout de la nuit », paru dans l’édition du 5 septembre, nous avons daté du mois d’août 1920 la visite du général Gouraud aux Cèdres, en référence à une plaque commémorative apposée à cet endroit. Il s’avère que cette plaque, erronée, a été retirée depuis un certain temps : cette visite a en fait eu lieu en septembre, comme le confirment les archives patriarcales et du général Gouraud. Dont acte.

Un photographe démoniaque a transformé, d’un déclic dévastateur, nos vies d’avant le 4 août en archives. L’explosion a instantanément détruit le reliquat d’authenticité de Beyrouth, ses venelles mystérieuses, son tissu social resté sourd aux appétits du lucre et plusieurs centaines de bâtiments qui tutoyaient le siècle. Les voilà crevées comme des cadavres, ces merveilles...

commentaires (3)

Le desavantage c'est que la photo est prise par un monsieur probablement americain, Maynard Own Williams, ca me semble americain comme nom. Donc peut-etre aussi legerement artificiel et un peu dans un style 'orientalist'.

Stes David

12 h 05, le 20 septembre 2020

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Commentaires (3)

  • Le desavantage c'est que la photo est prise par un monsieur probablement americain, Maynard Own Williams, ca me semble americain comme nom. Donc peut-etre aussi legerement artificiel et un peu dans un style 'orientalist'.

    Stes David

    12 h 05, le 20 septembre 2020

  • Bonjour Monsieur Bousrany. Vous nous faites rêver avec vos histoirs. Dans ce paysage apocalyptique qu,est le liban de ce jour,, moi je vous dis MERCÎ.

    Kelotamam

    01 h 40, le 20 septembre 2020

  • Magnifique hommage à notre Vraie civilisation si tristement minée par le fric, la haine, l'ignorance et les armes des "ir-responsables" au pouvoir depuis des décennies.

    Christine KHALIL

    09 h 11, le 19 septembre 2020

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