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Culture

L’art se rue, post-4 août

Entre les ruines matérielles ou morales de la ville, surgissent ici et là des taches de couleurs qui disséminent l’espoir, rendent un hommage, murmurent une prière ou hurlent de douleur. Les artistes sont dans la rue. Qu’ont-ils à nous dire ? Voici six œuvres emblématiques réalisées récemment à Beyrouth et à Tripoli.

L’art se rue, post-4 août

Le visage de Yara, 4 ans, sur cette murale à Mar Mikhaël. Photo Michel Sayegh

L’espoir, en XXL, pour ne pas le louper

« Hope », une fresque de 6 x 15 mètres signée EpS avec Spaz et Exist. Photo Michel Sayegh

Le 4 septembre à 18h07, un mois jour pour jour après l’explosion qui a secoué Beyrouth, tué plus de 200 personnes et délogé des centaines de milliers d’habitants, EpS, Spaz et Exist mettaient les dernières touches à une grande fresque de six mètres de hauteur et quinze mètres de largeur, au centre-ville de Beyrouth, place des Martyrs.

Sur un bout de ciel bleu, le mot HOPE s’inscrit en lettres géantes, dans un rouge rose éclatant. Sous les pattes de deux colombes, un panoramique de Beyrouth où s’amoncellent des maisons traditionnelles, des immeubles, une tour, une église et une mosquée…

Réalisée à l’initiative de l’artiste EpS, cette œuvre haute en couleur et en sentiments attire l’attention des passants devant l’hôtel Le Gray dont elle occupe l’une des palissades en fer. « Quelques semaines avant l’explosion, voyant les palissades en bois qui protégeaient les façades de l’hôtel, j’ai proposé à sa direction de les colorier », raconte EpS. Le lendemain du 4 août, un représentant de la direction l’informe que l’hôtel, endommagé, sera fermé durant un an au moins pour les travaux de restauration. Et on lui demande alors de peindre une fresque sur la grande palissade. « Ayant vécu le moment de la terrible explosion avec mes amis graffeurs Spaz et Exist, j’ai senti qu’il fallait que je partage cette expérience artistique avec eux également », indique l’artiste qui tient à exprimer sa reconnaissance envers Rita Saad, représentante du Gray, qui a facilité la tâche de ces semeurs d’espoir.

« L’espoir est tout ce qu’il nous reste, soupire l’artiste. Il est visible en chacun de nous, en chaque Libanais qui croit en un Liban nouveau », en dehors des codes religieux et politiques qui étouffent le pays depuis plus de 30 ans.

L’espoir et la paix, mais aussi l’amour, le partage et l’unité sont symbolisés ici dans les deux blanches colombes qui se tiennent debout après la catastrophe du 4 août. « Elle ne prennent pas encore leur envol. Pas de sitôt. Pour le moment, il est l’heure de panser les plaies, de reconstruire doucement… »

Quand Ghiath al-Rabih hurle sa fatigue

L’œuvre la plus récente de Ghiath al-Rabih, à Tripoli. Photo DR

Un homme est couché sur le bitume, appuyé contre un mur. Un masque protège sa bouche et sa main couvre son front. Il est fatigué. De plus, il ne peut pas parler. Sur ce mur noir, il est inscrit en lettres de feu et de sang : Nous sommes fatigués (en arabe). Cet homme n’a pas d’identité. Il est un, mais il est aussi tout ce peuple arabe, opprimé, appauvri, désabusé. De l’Irak à la Syrie et du Liban jusqu’en Palestine, hommes et femmes ont le désespoir dans leurs yeux et la désolation dans leur peau.

Et pourtant, Ghiath al-Rabih, le peintre palestinien né en Syrie et établi depuis 2013 au Liban, n’a que 29 ans. Un âge où l’on fait des rêves en couleurs. C’est un âge où les yeux brillent encore. Depuis octobre 2019, l’artiste est descendu dans la rue pour accompagner les mouvements de contestation avec ses murales qui tapissent Tripoli. Il accompagne l’actualité, fixe l’événement pour que les murs répètent en écho à l’avenir ce qui est arrivé dans cette place al-Nour.

Mais un jour, la pandémie frappe, la devise étrangère devient rare et l’artiste peintre n’a plus de quoi payer son matériel. C’est alors qu’il rencontre Imane Assaf, une des cofondatrices de Art of Change avec Hala Nasreddine et Jason Camp.

Elle le soutient et l’aide comme elle aide d’autres artistes. Pour Ghiath al-Rabih, c’est un nouveau tournant. S’inspirant de photos prises par son ami photographe qui habite encore la Syrie (comme cette murale ci-haut) ou même de photos prises par lui ou encore extraites de ses émotions multiples, le graffeur peint toujours pour « faire parvenir la voix de ceux qui n’en ont pas ». « Une murale, dit-il encore, est présente. Elle se fixe sur un mur. Elle hurle. Elle n’est pas confinée comme une toile sur les murs d’une maison. »

L’ange de Ludo face aux silos

Les œuvres de l’artiste français Ludo à Beyrouth. Photo DR

La couleur vert fluo de ses dessins/collages n’a pas encore séché. L’artiste français Ludo a tout récemment foulé le sol libanais pour apposer ses créations bien particulières à plusieurs coins et murs de la capitale. Dans la région la plus endommagée du port et ses quartiers environnants, les promeneurs remarquent tout de suite ces représentations sur les façades détruites, entre les ruines des immeubles. Ludo a un style bien particulier, il fait fusionner « sur des collages XXL des éléments d’origine organique et technologique, pour donner vie à toute sorte d’insectes : papillons électroniques, abeilles équipées de masque à gaz… mais aussi des fleurs hybrides et des crânes verdoyants », lit-on sur sa biographie affichée par de nombreuses galeries qui exposent son travail. La couleur fétiche de l’artiste à la plume d’aquarelliste et à la précision de botaniste, également sa signature visuelle, est un vert pomme presque fluo. Elle sied bien, ma foi, à la grisâtre ambiante de la ville chaotique. Le visuel paradoxal entre ces ailes vertes de l’ange d’un côté et les silos dévastés du port rasé par l’explosion est assez intéressant. Ailleurs, on peut voir un cœur enraciné, un bouquet de fleurs inversées, un insecte masqué…

Yara et le cèdre, gardiens de la ville

Le visage de Yara, 4 ans, sur cette murale à Mar Mikhaël. Photo Michel Sayegh

C’est une murale énigmatique, dont on ne connaît pas l’auteur, et qui ne peut que cambrioler l’attention au passage sur l’une des rues très impactées du secteur de Mar Mikhaël, face au port de Beyrouth. C’est le visage d’une fillette, son regard où se mêle l’innocence de son jeune âge et une tristesse qui ne va pas aux enfants, ce regard qu’elle pose sur sa ville ensanglantée mais d’où, par magie, un cèdre se dresse, envers et contre tout. Même si on ne le voit pas clairement sur ce tag, le visage de Yara, 4 ans, a été déchiqueté par le souffle de l’explosion du 4 août. Si elle a miraculeusement survécu à ce désastre, le minois de la petite, d’une tendresse à émouvoir le plus redoutable des monstres, a colonisé les réseaux sociaux jusqu’à se retrouver, quelques jours plus tard, sur ce mur de Mar Mikhaël. Bien sûr, cette œuvre murale est d’abord un hommage à toutes ces enfances qui, en l’espace d’une seconde, ont été projetées en plein dans l’horreur du monde et ont perdu toute leur indolence. Mais ce tag est aussi et surtout un gage d’espoir, cet espoir qu’on retrouve dès lors que les yeux de Yara, et tous ceux des enfants de Beyrouth, caressent la ville pour mieux lui panser ses blessures. Et si, en fait, la petite Yara était ce cèdre debout malgré tout ?

Le cèdre des disparus de Mariam Hamieh

Le cèdre de l’escalier Saint-Nicolas peint par Mariam Hamieh. Photo DR

Rendre un hommage aux victimes de l’atroce déflagration du 4 août. Inscrire leurs noms dans les murs de la capitale meurtrie. Les garder dans la mémoire collective de ses habitants, mais aussi de tous les Libanais, pour ne surtout pas les oublier, sous prétexte de résilience ! C’est ce qu’a voulu Mariam Hamieh, artiste peintre et architecte de 27 ans qui, les jours suivant la tragédie, à l’incitation de l’architecte Sherif Aoun et de Maya Abou Chedid (Union Square Yoga), a pris ses tubes et ses pinceaux pour aller peindre au cœur de Gemmayzé, le long des premières marches de l’escalier Saint-Nicolas, une murale spécialement dédiée aux 202 disparus dans la criminelle double explosion du port. Son cèdre se détachant sur un fond noir de 2,20 m de hauteur par 3 m de largeur et recensant leurs noms est devenu quasiment une stèle commémorative, un lieu de recueillement, devant lequel sont allumées en permanence des bougies pour le salut de leurs âmes. Des flammes du souvenir ravivées dans la douceur d’une célébration organisée par leurs parents et amis chaque 4 du mois. Une œuvre qui prouve, s’il le fallait encore, que l’art de la rue peut, tout en exprimant des sentiments de révolte ou de colère, être également facteur d’apaisement et de spiritualité…

Une maison à Gemmayzé...

Un dessin de Yasmine Darwiche reproduit en version XXL sur une bâche de chantier. Photo DR

C’est une bâche de chantier, au bout de la rue Gouraud, comme on en voit rarement. Dispensatrice d’un je-ne-sais-quoi de positif qui, lors d’un passage dans ce secteur dévasté, ne manquera certainement pas de vous arracher un petit sourire nostalgique mélangé à une bouffée d’espoir. Car cette bâche, de 16 x 13 mètres, qui cache les travaux de reconstruction d’une ancienne bâtisse typiquement beyrouthine détruite par l’explosion du 4 août, illustre à merveille la vie, plus forte que tous les désastres, de cette rue à caractère patrimonial. « C’est la première fois que je vois l’un de mes dessins reproduit à une aussi grande échelle », s’exclame Yasmine Darwiche, l’illustratrice et designer free-lance de 26 ans, qui a signé cette réjouissante fresque mettant en scène des personnages grandeur nature. Des jeunes, à l’allure branchée, évoluant sur fond de façade d’une demeure à triple arcade et à tuile rouge. Tout l’esprit vivace du Gemmayzé d’hier, d’aujourd’hui et… de demain (on l’espère !) résumé dans un dessin à l’agréable et dynamique coup de crayon, réalisé à la demande de l’entrepreneur Michel Abi-Nader, agrandi et imprimé en version XXL en collaboration avec Andcollective.co.

L’espoir, en XXL, pour ne pas le louper« Hope », une fresque de 6 x 15 mètres signée EpS avec Spaz et Exist. Photo Michel SayeghLe 4 septembre à 18h07, un mois jour pour jour après l’explosion qui a secoué Beyrouth, tué plus de 200 personnes et délogé des centaines de milliers d’habitants, EpS, Spaz et Exist mettaient les dernières touches à une grande fresque de six mètres...

commentaires (2)

oui très intéressante composition hommage aux disparus, bravo Mariam Hamieh!

MIRAPRA

19 h 31, le 12 octobre 2020

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Commentaires (2)

  • oui très intéressante composition hommage aux disparus, bravo Mariam Hamieh!

    MIRAPRA

    19 h 31, le 12 octobre 2020

  • Ce tour du Liban du street art est magnifique. J’aime en particulier l’œuvre de Mariam Hamieh. Je ne dirai jamais assez merci à l’OLJ pour cette rubrique que je guette tous les samedis.

    Marionet

    11 h 29, le 10 octobre 2020

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