Je ne vais pas bien. Je ne suis pas OK. Et même quand on me demande si « ça va ? » et que je réponds « oui », je ne vais pas bien. Nous n’allons pas bien. Comment l’être d’ailleurs ? Comment oublier ce qui nous est arrivé il y a un mois maintenant ?
Comment ne pas ressentir cet immense trauma au fond de notre âme ? Comment continuer à vivre « normalement » ? Plus rien ne sera jamais comme avant. Plus rien. Nos vies ont pris un autre chemin. Un chemin semé d’embûches, de souffrance et de peur. Nous sommes dans une sorte de purgatoire où notre avenir est vide de desseins et de visibilité. Nous ne savons pas où Dieu nous a jetés et malgré les milliers de miracles qui ont sauvé un grand nombre d’entre nous le 4 août dernier, on est en droit de se demander où se trouve cedit Dieu depuis un an. Certains ont failli y passer, d’autres n’ont pas survécu. Certains ont tout perdu, d’autres ont sauvé leurs fenêtres et leurs meubles. Mais le trauma est là, rongeant notre conscience et notre inconscient. Il prendra du temps à nous quitter. À nous laisser tranquilles. Parce qu’il s’est installé dans nos souvenirs, dans le départ de nos proches, dans cette prise d’otages sans fin qui nous oblige à rester dans un pays où n’existe plus aucune certitude. Il s’est glissé dans nos questionnements. Et si je n’avais pas perdu 4 minutes en faisant une commande online et je m’étais retrouvée face au port en rentrant chez moi comme tous les jours ? Et si mon fils n’avait pas sauté de son lit entre la première et deuxième explosion qui a fait valser les vitres au-dessus de ses draps ? Et si j’étais à Mar Mikhaël, à Gemmayzé ou à la Quarantaine à 18h8 ?
Comment aller bien quand on ne retrouvera plus notre maison ? Quand on n’y dormira plus parce qu’elle s’est envolée en fumée ? Quand on sait qu’on n’ira plus chez nos amis qui ont largué les amarres et pris le chemin de l’exil ? Comment aller bien quand on a tout perdu ? Quand on a perdu l’espoir de retrouver notre Liban d’avant ? Le Liban comme on l’a connu ne sera plus le même. Nos habitudes ne seront plus les mêmes. Nos vies ne seront plus les mêmes. Nous avons été projetés dans un chaos émotionnel et physique en l’espace de 3 secondes. Un chaos qui s’était faufilé pernicieusement depuis quelques mois. Si la révolution d’octobre nous avait fait sourire et remplis d’espoir, pour nous, the happiest depressed people, la suite fut plus pénible. Capital control illégal ;
dévaluation de la livre (wou l’kheir la eddem) ; violence des forces de l’ordre ; confinement ; blocage de l’avenir universitaire de nos enfants ; impossibilité de voyager, faute d’accès à notre argent à l’étranger ; et le ravage de la moitié de notre capitale. Un scénario catastrophe qu’aucun spectateur aurait cru s’il avait été projeté sur grand écran. Nous aurions quitté la salle au milieu du film en trouvant la production mauvaise.
Comment aller bien quand ce sont les mêmes depuis 30 ans qui nous ont mis à genoux ? Comment aller bien quand le nouveau Premier ministre s’illustre comme une énième marionnette dans les mains de la sulta, à l’instar de son prédécesseur ?
Comment aller bien quand les menaces du Hezbollah pèsent toujours sur la viabilité du Liban ?
Comment ne pas avoir peur d’une iranisation de ce pays ouvert sur l’Occident depuis la nuit des temps ?
Non, je ne vais pas bien. J’oscille entre rires forcés et larmes, entre moments heureux et désespoir. Je découvre des sentiments que je ne connaissais pas. La frayeur, le doute, la suffocation. Je me repasse le film de cette seconde où tout a basculé. Je revois le sang de mon meilleur ami, la panique de mon fils, l’angoisse du silence de mes proches vivant dans ces quartiers éventrés. Je confronte mes trous de mémoire et mes cauchemars. La crainte de devoir quitter définitivement ce pays pour lequel je me bats depuis des mois, et d’être obligée de me séparer de celui que j’aime, de mes parents, de mes amis, de ces endroits que j’affectionne tellement. Je ne vais pas bien et j’ai la peur au ventre.
commentaires (6)
Chère Médéa Merci de votre franchise et de ce beau témoignage si éloquent, À l’étranger nous oscillons entre le soulagement d’être loin de cette folie et la douleur amère et presque coupable que les souffrances du Liban réveillent dans nos cœurs exilés. Comme si notre ADN levantin ressentait de loin tous les soubresauts du Liban et au plus profond de notre chair, nous faisant pleurer sur notre pauvre petit pays perdu, terrassé. Alors je ne peux que vous dire, courage, chère Médéa, sachez qu’ici à New York, je lis fidèlement vos textes et qu’ils font partie de ce Liban qu’on aime, qu’on veut défendre, ce Liban assiégé par l’obscurantisme de cette région , son fanatisme débilitant et sa propension à la violence. Merci encore et bien à vous, avec toute ma sympathie.
Alexandre Choueiri
03 h 04, le 06 septembre 2020