
Des funérailles dans la colère, hier, à Khaldé. Mohammad Azakir/Reuters
La recrudescence des incidents sécuritaires au Liban et la montée des tensions communautaires, après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août, font craindre le pire. D’autant que ces épisodes de violence s’accompagnent d’un effritement généralisé de l’État. Parallèlement, s’élèvent des appels de dignitaires religieux contre la discorde communautaire. Certains vont même jusqu’à exprimer leurs craintes d’une résurgence de Daech. Comment interpréter ces incidents et les propos qui en découlent ?
Jeudi à Khaldé, au sud de Beyrouth, des affrontements armés entre des habitants sunnites, identifiés comme membres de tribus arabes locales, et des partisans du Hezbollah ont fait deux morts et une dizaine de blessés. Les violences ont été déclenchées sur fond de déploiement de banderoles pour le deuil de Achoura (plus important rituel chiite commémorant la mort de l’imam Hussein au cours de la bataille de Kerbala en 680). Quelques jours plus tôt, en pleine nuit, à Kaftoun, village chrétien du Koura, majoritairement partisan du Parti social nationaliste syrien (PSNS), deux policiers municipaux et le fils du président du conseil municipal ont été assassinés. Alors qu’ils montaient la garde pour faire respecter le couvre-feu, ils ont été attaqués par des individus armés à bord d’une voiture suspecte, sans plaque d’immatriculation, qui ont refusé de s’arrêter au point de contrôle. L’un des suspects arrêtés est un réfugié palestinien du camp de Beddaoui. On ne peut ignorer, de plus, l’arrestation d’un jihadiste présumé à Gemmayzé, mercredi dernier. Selon les autorités, ce ressortissant syrien « préparait des attaques contre la police et l’armée dans le secteur dévasté par la double explosion du 4 août ».
Le danger qui guette le Liban
C’est dans ce cadre que fusent les réactions de dignitaires chiites. Le président de la Rencontre des ulémas de Tyr, le cheikh Ali Yassine, estime que « la partie derrière le chaos sécuritaire takfiriste (jihadiste sunnite) qui évolue de Kaftoun à Khaldé enfonce le pays dans une discorde dont nul ne sortira ». « La responsabilité incombe aux politiciens qui soutiennent les gangs pour en tirer des acquis politiques personnels », ajoute le dignitaire chiite. Le mufti jaafarite, Ahmad Kabalan, met en garde, pour sa part, contre « le danger qui guette le Liban ». « Le pays ne peut plus supporter davantage de manœuvres politiques de part et d’autre. Tout retard dans le sauvetage du pays signifie le règne de la rue, du dollar et des prix, au risque d’entraîner la discorde et des catastrophes fatales », souligne-t-il. À Haret Hreik, dans la banlieue sud, l’uléma Ali Fadlallah « invite les Libanais à éviter la discorde, et les forces sécuritaires et judiciaires à traiter avec sérieux les incidents pour empêcher qu’ils ne se reproduisent ». Même mise en garde du mufti Hassan Charifé qui, à l’issue de l’incident de Khaldé, dénonce « les déclarations politiques incendiaires qui ont une dimension confessionnelle ou communautaire ». Les mises en garde sont aussi pressantes de la part du secrétaire général de l’Organisation populaire nassérienne, Oussama Saad. « La rixe de Khaldé est le résultat d’une mobilisation communautaire orchestrée par les forces du pouvoir pour couvrir leur incapacité à sauver le pays », martèle-t-il. Quant aux « tribus arabes de Khaldé », elles dénoncent « un massacre éhonté » mené par le Hezbollah et invitent l’armée et la justice à faire leur devoir.
Ces appels font suite à la mise en garde du secrétaire général du Hezbollah, le 14 août, contre une guerre civile. « Ces derniers jours, certains ont tenté de provoquer une guerre civile pour des raisons politiques et personnelles. Les Libanais doivent faire attention. Tout conflit d’ordre politique doit avoir une limite : éviter le renversement de l’État et la guerre civile », avait dit Hassan Nasrallah après la démission d’un certain nombre de députés, dans la foulée de la catastrophe qui a dévasté la capitale libanaise, le 4 août.
Des lectures politiques divergentes
À cette situation volatile, les lectures politiques sont plurielles, divergentes parfois. Selon le directeur de l’Institut du Levant pour les affaires stratégiques, Sami Nader, ces incidents ne sont autre que « manipulation ». L’analyste politique dans la mouvance du 14 Mars constate que les récents troubles à caractère confessionnel sont l’opposé de l’image d’une population à l’unisson sur les places publiques depuis le 17 octobre. « Des foules avaient alors consacré la fin de la guerre et dépassé les différences confessionnelles », observe-t-il, rappelant combien le tandem chiite Amal-Hezbollah a tenté « de contrecarrer la révolte populaire avec violence, en ravivant la fibre confessionnelle ». Aujourd’hui, M. Nader ne peut écarter l’hypothèse que « pour échapper à la volonté de changement, le Hezbollah agite le spectre d’une guerre civile, et d’un retour de Daech ».
Karim el-Mufti voit les choses d’un autre œil. L’enseignant chercheur et politologue évoque « le contexte de délitement généralisé, de rejet de l’autre, de chute vers l’abîme chaotique ». « Ce chaos privilégie le retour à la violence », assure-t-il. Il observe à ce titre « le processus de fragmentation politique et sociale », la « désintégration de la société, ses banques, ses écoles, ses hôpitaux… ». « Les élites politiques sont essoufflées et désemparées. Elles se disloquent, comme la famille aouniste, la famille Hariri et même le tandem chiite Amal-Hezbollah. » M. Mufti rappelle à ce titre le clash qui a opposé, le 21 août, des partisans du mouvement Amal à leurs alliés du Hezbollah, dans le village de Loubieh au Liban-Sud, faisant un mort et une dizaine de blessés.
Dans les milieux proches du Hezbollah, on refuse de lier les épisodes de violence. Kassem Kassir, analyste politique spécialiste des mouvements islamistes, explique que l’incident de Khaldé est lié à des informations sur l’existence de cellules terroristes. « Ces cellules veulent tirer profit des conflits politiques, partisans et communautaires », estime-t-il. En revanche, il voit l’incident de Khaldé comme un conflit sunnito-chiite autour de l’accrochage d’une banderole de Achoura et de la photo de Salim Ayache (seul condamné par le TSL dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri). Un incident qui résulte de « la déception sunnite quant au jugement du TSL, de tiraillements intérieurs au sein de la communauté et d’appels à la confrontation avec le Hezbollah ». Le tout se déroule dans un climat de « tensions politiques extrêmes », de « tentatives de certaines parties de raviver la discorde ». « Mais, assure M. Kassir, nul n’a intérêt à ce que les choses dérapent. »
A qui pourrait profiter la violence? Aux seigneurs de la guerre déguisés en politiciens réformateurs! Qui serait le perdant? Le peuple qui voudrait se débarrasser d’eux! Et lorsqu’on a un gagnant et un perdant, nous avons un jeu et un jeu est un lien.
19 h 00, le 29 août 2020