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Nos Lecteurs ont la Parole

Nous ne sommes pas des héros

Nous ne sommes pas des héros

Mardi 4 août 2020, 18h07.

J’entends un sifflement, suivi d’une petite explosion. Mur du son ? Feu d’artifice ? Je me lève pour essayer d’investiguer, le son et le blast de l’explosion arrivent. Le temps s’arrête.

Je commence à courir aux fenêtres pour essayer d’en trouver l’origine.

J’entends ma sœur, éveillée par le son, s’affoler dans sa chambre et commencer à pleurer. Je cours vers elle, m’assure qu’elle n’a rien.

Je continue ma tournée à toutes les fenêtres de la maison, je ne vois rien.

Je monte sur le toit, je vois une fumée rouge orange s’élever, elle semble provenir du cœur de Beyrouth.

Je descends à la maison et commence à appeler mes proches pour m’assurer qu’ils sont sains et saufs. Et « hamdella », on a été chanceux. D’après les nouvelles, il semble qu’un hangar du port a explosé. Au même moment, je commence à recevoir des vidéos de l’explosion. Je porte mes habits et je descends à l’Hôtel Dieu de France (HDF).

Sur la route, les gens semblent s’affoler, aucune règle n’est respectée, anarchie complète.

J’arrive sur le pont d’Achrafieh, la circulation est dense, aucune voiture ne semble avancer.

Au bout de 20 minutes, j’arrive à un endroit où je peux garer ma voiture. Je la laisse, prends mes affaires et continue à pied.

J’arrive devant un petit magasin, deux hommes sont dehors ; je demande si la moto garée devant est à l’un d’eux. La réponse est positive, mais prudente. Mon stétho au cou, je lui dis que je dois arriver à l’HDF. Sans hésiter, il me dit « tlaa » (« monte »).

Les doigts sur le klaxon et la main sur la manette de gaz, on zigzague entre les voitures.

On arrive à la rue principale de l’HDF. Congestion massive de voitures. Une ambulance est immobile malgré tous ses klaxons ; même la petite moto ne peut plus passer.

Je vois une voiture avec des hommes aux fenêtres, essayant de dégager la route pour arriver. Derrière, une femme inconsciente saigne abondamment. Je descends de la moto, remercie de tout cœur cet étranger et pars vers la voiture. J’ouvre la porte, je palpe un pouls, rien d’autre que je puisse faire sur place. Je leur dis de continuer de comprimer les blessures et continue ma descente vers l’hôpital.

J’arrive, et une bouffée de chaleur m’accueille, entremêlée d’une odeur de sueur et de sang. Je regarde autour de moi, on dirait une zone de guerre. La moitié des urgences est à terre, la plupart des lumières sont éteintes, le sol est devenu un lac de sang. Les malades sont amassés partout, saignants, ébahis, essayant de leur mieux de comprimer leurs blessures. Le corps soignant, teinté du sang des malades, s’entremêle pour les traiter. Dans les chambres des urgences, ils suturent au noir, à la lumière des cellulaires.

Je vois un médecin portant une agrafeuse cutanée, allant de malade à malade, fermant les plaies d’un patient à l’autre. Un autre suture la tête ouverte d’un homme âgé. Un troisième performe des opérations à même la terre. Les patients sont amassés partout, même sur les bureaux des infirmières, sur les imprimantes, les ordinateurs, partout. Il n’y a pas de place pour bouger.

Chaos complet, aucune règle d’asepsie. Covid, c’est quoi ? Mais des choses plus importantes priment.

Je vois un patient sur une chaise roulante, couvert de sang, saignant de partout, ayant vomis sur lui-même ; je vais voir si je peux le mettre dans la salle de déchocage. Un infirmier me dit qu’il n’y a pas de place, il n’y a que des arrêts et des cadavres dedans.

Je prends un paquet de bandages et je sors dehors pour essayer de trier les patients à la porte des urgences et diminuer un peu l’amas des patients à l’intérieur.

Dehors, tumulte complet. Les patients ne cessent d’affluer. Toute sorte de geste médical se fait. Je vois un interne suturer un patient sur le trottoir, un autre met une perfusion, alors que le parent du patient lui tient le sac au-dessus de la tête.

Une mamie de 80 ans me montre sa blessure ; il y a probablement une fracture aussi, je lui bande la main et lui explique qu’on ne peut rien faire de plus maintenant, elle doit rentrer à la maison et consulter plus tard ou aller dans un autre hôpital.

Je passe au patient suivant, une jeune femme couverte de sang, la tête couverte par un bandage sanglant. Je lui enlève avec précaution les bandages, lui explore un peu les plaies, m’assure qu’il n’y a rien de vital. Je lui donne de nouvelles compresses, lui bande la tête et lui dis de comprimer, elle peut attendre.

Un véhicule de l’armée arrive, au moins une dizaine de patients. Je lui dis qu’il ne peut pas rester ici, il n’y a pas de place, on ne peut prendre en charge aucun des patients, nous sommes sursaturés. Il me dit qu’il ne peut rien y faire, il doit retourner à son poste, il ne sait même pas arriver à d’autres hôpitaux. Je cède et scanne rapidement les blessés. Tous les patients qui crient, hurlent même et supplient d’être traités peuvent attendre. Il faut rechercher les patients silencieux.

Je vois un homme allongé, inconscient, geignant, les pieds en l’air. Je l’examine, le retourne un peu, je vois un morceau de bois planté dans sa tête. Je cours dedans, je prends un médecin par la main, je lui dis qu’il faut prendre cet homme à la salle de déchocage, il faut l’intuber. Il n’y a plus de brancard inoccupé, nous le portons alors en criant pour dégager la route.

Je retourne dehors, bandages toujours en main, je passe de patient à patient.

Un appel provient du bloc opératoire. Ils ont besoin de mains. Je quitte la scène de bataille à contrecœur et me dirige vers le bloc opératoire. Dedans, une autre image, des patients amassés, des faciès indiscernables et un nid de fourmis au travail…

Trois jours après l’explosion... Je ne peux que revisiter cette nuit et penser combien je me sentais inutile, incapable, désespéré. Je ne peux que me reprocher de n’avoir pas pu faire mieux, faire plus.

Je ne peux que regarder avec admiration tout personnel du corps médical qui a accouru aux portes des hôpitaux, tous mes collègues internes qui faisaient de leur mieux devant cette catastrophe à laquelle personne ne nous a préparés, ou plutôt à laquelle personne ne sait nous préparer. Tous les médecins ont sauvé tant de vies et ont réanimé nombre de patients jugés morts.

J’ai vu des infirmières et des infirmiers prendre en charge des patients mieux qu’un médecin ne pourrait le faire.

J’ai vu des médecins stupéfiés, immobiles, ne savant pas quoi faire, alors que des internes s’acharnaient au travail avec le déterminisme d’un ancien combattant.

Je ne peux garder en tête que les vrais héros ; les pompiers qui essayaient de contenir le feu, les personnes qui étaient au cœur de l’explosion et dont la priorité était de venir en aide aux autres personnes, oubliant leurs propres blessures, les personnes qui sont venues en aide à des étrangers, en pleine crise, ne discernant entre aucun individu en détresse.

Et je ne peux surtout pas oublier tous ces martyrs...

Nous ne devrions pas avoir à choisir quelle personne sauver.

Nous ne devrions pas avoir à choisir entre deux patients ou, dans ce cas, lesquels sauver et lesquels garder à la grâce de Dieu en espérant qu’en retournant pour les aider, ils seraient toujours en vie.

Nous ne devrions pas avoir ce pouvoir divin.

Nous ne sommes pas des héros. Comment pouvons-nous être des héros alors que, comme tous les Libanais et comme Beyrouth, nous sommes des victimes ?


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Mardi 4 août 2020, 18h07. J’entends un sifflement, suivi d’une petite explosion. Mur du son ? Feu d’artifice ? Je me lève pour essayer d’investiguer, le son et le blast de l’explosion arrivent. Le temps s’arrête.Je commence à courir aux fenêtres pour essayer d’en trouver l’origine.J’entends ma sœur, éveillée par le son, s’affoler dans sa chambre et commencer à...

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