Critiques littéraires

La conspiration des cafards

La conspiration des cafards

D.R.

Le Cafard de Ian McEwan, traduit l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2020, 160 p.

«Beaucoup se sont demandé si le processus du Brexit ne défiait pas la satire. Quel romancier vicieux aurait pu l’inventer ? Il est en lui-même une satire retorse. Peut-être ne nous reste-t-il désormais que la moquerie et la triste consolation du rire. » Tels sont les doutes que le romancier britannique Ian McEwan exprime dans la préface de son dernier ouvrage, Le Cafard, un conte satirique sur le Brexit inspiré à la fois de Kafka et de Jonathan Swift.

L’incipit de ce récit est l’exact inverse de celui de La Métamorphose : un cafard s’éveille d’un sommeil agité pour se trouver métamorphosé en homme ; plus précisément en Jim Sams, le Premier ministre du Royaume-Uni. Son nouveau corps, énorme, l’angoisse quelque peu. Il a si peu de membres, « quatre en tout (…), presque impossibles à mouvoir ». Sa langue, « un bloc de viande gluante (…) tapi dans sa bouche », le dégoûte. Quant à sa chair, elle est devenue vulnérable : « par un reversement grotesque, (elle) se trouvait désormais à l’extérieur de son squelette, lequel lui était donc totalement invisible ». Mais malgré son inquiétude croissante, Jim Sams se rappelle rapidement qu’il est chargé d’une mission importante, vitale pour la race des cafards : faire en sorte que le projet de loi sur le « Réversalisme » soit voté par la Chambre des communes. C’est une tâche évidemment difficile à entreprendre tout seul. Heureusement pour notre héros, tous les membres de son cabinet, à l’exception d’un seul, se révèleront être, eux aussi, des cafards ayant pris une forme humaine.

Le Réversalisme, projet politique et économique extravagant, a été imaginé par Ian McEwan afin d’« égaler l’absurdité autodestructrice du Brexit ». Il consiste tout simplement à inverser le sens de la circulation de l’argent. Ainsi, un employé paiera à sa firme une somme qui correspond à ses heures de travail ; mais quand il ira faire du shopping, il recevra du magasin une compensation équivalant au prix de vente de chaque article emporté. Le même principe s’appliquera au niveau de l’économie nationale : le Royaume-Uni paiera ses exportations et recevra de l’argent en contrepartie de ses importations.

Les objectifs du Réversalisme : stimuler l’économie, réduire le taux du chômage, rendre à la nation sa gloire, « en faire le meilleur endroit sur Terre », la purifier « de son absurdité, de ses gaspillages, de son injustice », etc. Mais lorsque la Chancelière allemande, abasourdie par ce projet, demande à Jim Sams : « Pourquoi faites-vous cela ? », celui-ci ne trouve qu’une seule réponse : « parce que ».

Le Réversalisme comme pendant fictif du Brexit est une invention grotesque, hilarante et brillante, digne de Jonathan Swift, de même que la description de la métamorphose du protagoniste, au début du roman, est à la fois drôle et saisissante, réussissant ce tour de force de nous faire partager la répugnance d’un cafard pour le corps humain. Toutefois, passées les premières pages, presque tout ce qui a rapport aux cafards et à leur conspiration ne fait qu’alourdir le récit et multiplier les incohérences de l’intrigue.

Dès la préface, McEwan énonce clairement ce que symbolise le cafard : « Le populisme (…), avec ses relents de sang et de terre. » Un peu plus loin, il ajoute : « Il nous faut apprendre à bien connaître cette créature pour mieux la vaincre. » Or ce roman ne contribue guère à nous la faire mieux connaître, car il n’est qu’un simple moyen permettant à l’auteur d’évacuer sa colère, son mépris et son amertume. En la caricaturant quelque peu, la vision politique de McEwan pourrait être réduite à ceci : le populisme envahit le monde, il est l’œuvre d’une bande de cafards (Boris Johnson, Trump, etc.) qui ont réussi à hypnotiser une partie importante – la plus ignare et la plus bête – du peuple ; il revient donc à nous, les libéraux honnêtes, modérés et rationnels, d’écraser ces insectes ainsi que d’éclairer les foules pour les sauver de leur stupidité. Cela n’est rien d’autre que la solution magique de la gauche libérale qui, depuis de nombreuses années, n’arrive pas à voir que son incapacité à proposer une alternative à l’ordre établi est l’une des causes majeures du désarroi populaire dans beaucoup de pays, ainsi que de la montée du populisme, du nationalisme et des mouvements d’extrême droite.

Tarek Abi Samra

Le Cafard de Ian McEwan, traduit l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2020, 160 p.«Beaucoup se sont demandé si le processus du Brexit ne défiait pas la satire. Quel romancier vicieux aurait pu l’inventer ? Il est en lui-même une satire retorse. Peut-être ne nous reste-t-il désormais que la moquerie et la triste consolation du rire. » Tels sont les doutes que le romancier...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut