Critiques littéraires

Le français, l’arabe, les filles et comment s’en sortir

Le français, l’arabe, les filles et comment s’en sortir

D.R.

La Langue maudite de Madi Belem, Plon, 2020, 208 p.

Il y a toujours quelque chose de troublant à ouvrir un premier roman. Excitation de la découverte, d’une part, et tension, d’autre part, du spectateur devant la traversée inaugurale d’un funambule sur le vide, entre deux sommets. Madi Belem est né en 1990 à Rabat, au Maroc, fils d’un grand professeur de linguistique arabe, spécialiste de la poésie islamique, romancier et éditeur. Parti faire ses études en France, l’auteur s’inscrit au cours Florent et joue dans des films qui lui valent en 2018 le premier prix d’interprétation masculine au festival du cinéma d’Agadir. La Langue maudite, son premier roman dédié à la mémoire de son père, est la somme de ses tentatives, entre échecs et éblouissements, de devenir l’écrivain « lu » que le professeur Driss Belemlih a en vain tenté d’être. Tout roman est autobiographique, dit un postulat. Un premier roman l’est plus que tout autre et c’est Adam, le jeune narrateur de La Langue maudite qui se charge de raconter, à fleur d’émotion, entre rires et larmes, l’histoire tragi-comique d’une famille partagée entre le vent de liberté de l’indépendance marocaine et le traditionalisme patriarcal qui a par la suite pris le dessus.

Adam grandit à l’ombre d’un couple dysfonctionnel que sépare une polarisation douloureuse et multiple, pragmatisme de la mère et romantisme du père ; ancrage de l’une dans la vie, poursuite de la mort chez l’autre ; résignation de la première, amertume de l’autre qui s’autodétruit à petit feu entre alcool et fumée. La Langue maudite se partage entre l’enfance du narrateur au Maroc et son adolescence à Paris. Une vie de jeune mâle tenu en laisse par une sexualité naissante et inassouvie, littéralement bridée par l’autorité politique qui terrorise quiconque ose un simple baiser en public et entretient la frustration. Abandonnant l’idée même d’approcher l’une de ces filles en tablier blanc ou bleu-nuit de son lycée marocain, il se résout à aborder une blonde française du lycée Descartes, établissement français où les mœurs échappent à la rigidité des traditions locales. Mais ce français qu’il apprend comme on tire sur ses ailes pour échapper à une prison, ce français avec ses masculins, ses féminins, ses participes passés, ses futurs antérieurs, ses plus-que-parfaits, le trahit. Maudite langue qu’il faut encore pouvoir dompter avant de passer sa langue entre les lèvres d’une fille… Il se rattrapera dans un bordel de la ville où les femmes sont tendres et où la voix d’Oum Kalsoum couvre les voix et l’appel culpabilisant à la prière.

Bientôt il part. Avec ce qu’il lui reste de ses indemnités de retraite investies dans une maison d’édition, entreprise perdue d’avance, son père l’incite à accomplir ce qu’il a échoué à faire lui-même : écrire des livres que les gens liront, parce que le Maroc ne lit plus, que les librairies de sa ville s’empoussièrent et se désertent, que ses propres ouvrages sont revendus dans les bazars, à même la chaussée, pour moins que le coût de leur papier. Paris n’ouvre pas vraiment les bras à l’adolescent et son sexe le taraude. Il croit perdre son temps en flânant, mais il observe et compare. La Langue maudite est semé de ces aphorismes qu’on s’invente pour survivre à la marginalité, et chez Madi Belem ils frôlent le sublime. Au cours Florent où il s’inscrit sans trop savoir de quoi il en retourne, Adam constate : « L’Américain, John, parlait un français approximatif. Aux yeux du professeur Michel, c’était un expatrié. Moi qui m’appelais Adam, qui parlait mieux français que John, j’étais aux yeux du professeur un immigré. »

Le roman est construit sur la découverte des écrits secrets du père : Madame Giselle ou l’érotisation du savoir. Comme Adam, le père est tombé amoureux de la langue par le truchement d’une femme qui la lui enseignait. Adam retrouvera cette femme. Elle sera sa seconde mère à Paris. Un petit livre qui offre un regard subtil et distancié sur les cultures française et arabe et promet une belle suite de carrière.

Fifi Abou Dib

La Langue maudite de Madi Belem, Plon, 2020, 208 p.Il y a toujours quelque chose de troublant à ouvrir un premier roman. Excitation de la découverte, d’une part, et tension, d’autre part, du spectateur devant la traversée inaugurale d’un funambule sur le vide, entre deux sommets. Madi Belem est né en 1990 à Rabat, au Maroc, fils d’un grand professeur de linguistique arabe,...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut