Le 17 septembre 2019, un grand nombre de Libanais se rassemblent pour protester contre des conditions de vie devenues déplorables et intolérables. Ils dénoncent une classe politique corrompue en laquelle ils n’ont plus confiance et qu’ils accusent d’avoir mené le pays à la dérive.
En parallèle, la confiance des citoyens en leur secteur bancaire se détériore aussi. Les citoyens inquiets se ruent pour retirer leurs dépôts et/ou les virer à l’étranger : c’est le « bank run ». En réponse, les banques prennent un certain nombre de mesures qu’elles estiment nécessaires pour la préservation de leurs dépôts et de leurs liquidités.
Seulement ces mesures se révèlent insuffisantes pour organiser efficacement les relations entre les banques et leurs clients et équilibrer les différents intérêts en présence. L’adoption d’une loi sur le contrôle des capitaux, dont le projet de loi fait toujours l’objet d’un va-et-vient politique constant sans prise de décision ferme et finale, se révèle donc nécessaire pour uniformiser ces mesures et leur établir des règles claires, précises et justes : un premier pas indispensable vers le rétablissement économique du pays.
Durant les négociations présentes avec le FMI, les espoirs d’adoption de cette loi grandissent lorsque ce Fonds l’impose en son principe comme nécessaire dans le plan de sauvetage du pays. Cependant, cette arme ne tarde pas à devenir à double tranchant lorsque le rapport du FMI sur le projet de loi présenté par le gouvernement apparaît. Les exigences sévères placées par le Fonds nous amènent à remettre ses recommandations en question et à nous demander à quel point elles seraient bénéfiques à notre écosystème.
1. Qu’est-ce que le contrôle des capitaux ?
Le contrôle des capitaux est un ensemble de règles qui ont pour objet d’organiser étroitement les flux de capitaux (il devrait principalement concerner ceux hors du pays dans le cas du Liban). Ce contrôle peut aussi inclure, entre autres, un contrôle de change qui limite le retrait, l’achat et/ou la vente d’une monnaie nationale et/ou étrangère au taux du marché. Le but de ces mesures est d’atténuer les risques d’instabilité des politiques macroéconomiques, financières et sociales et les effets de la volatilité des flux sur l’économie d’un pays et sur le pouvoir d’achat des gens et leur épargne.
2. Qu’est-ce qui justifie l’instauration d’un tel contrôle dans notre écosystème libanais ?
Ce contrôle est surtout nécessaire pour faire face à la crise de liquidité dont souffre notre secteur bancaire et pour limiter la dépréciation de la livre libanaise.
En effet, les banques libanaises ont prêté une partie importante de leurs fonds à l’État, lequel souffre maintenant d’un manque de liquidité rendant difficile le remboursement de ses dettes. Cette situation a transformé ces prêts en créances douteuses (voire en pertes latentes) et a conduit à une crise de liquidité au niveau du secteur bancaire.
Le « bank run » a aussi amplifié ce manque de liquidité. Dans une situation pareille, toute banque n’aurait que deux possibilités : appliquer des restrictions aux retraits directs et indirects de fonds, verser la totalité de ses liquidités aux seuls premiers arrivants ou se déclarer en cessation de paiement (ce qui équivaudrait à un effondrement total du système bancaire libanais).
Enfin, vu la crise économique et bancaire et la diminution importante des avoirs de la Banque centrale en devises étrangères, il pourrait aussi s’avérer utile d’instaurer un contrôle des changes pour empêcher la dépréciation galopante de la livre libanaise. En effet, il est nécessaire de préserver la valeur de notre monnaie locale pour la souveraineté de notre État et sa stabilité économique (d’autant que plusieurs acteurs économiques encaissent exclusivement en livres libanaises).
3. Qu’a donc proposé l’Association des banques ?
Le projet (tel qu’initialement élaboré par l’Association des banques) a pour but de contrôler étroitement les flux de capitaux en dehors du système bancaire, que ce soit par virement vers l’étranger ou par retraits d’espèces.
Vu le manque de liquidité et le « bank run », des plafonds sont instaurés pour les virements en général et certaines catégories de virements sont exceptées de ces restrictions, comme étant indispensables. Pour ces exceptions, les conditions de réalisation du virement sont clairement décrites avec la délégation de pouvoirs efficaces à une autorité locale pour en surveiller l’application et empêcher les abus.
Le transfert devra toutefois se réaliser par le débit du compte des banques auprès de la Banque centrale et sera finalement assumé par cette dernière. En effet, il semble que les banques n’ont pas la capacité d’assumer ces transferts par le débit de leurs propres réserves à l’étranger, qui couvrent à peine leurs engagements extérieurs. D’ailleurs, faire dépendre les transferts des réserves de chaque banque créerait une inégalité entre les déposants, puisqu’ils dépendraient ainsi de la solvabilité de leur banque dépositaire.
Les règles d’organisation des virements sont uniformément édictées pour le secteur tout entier. Toute violation de cette loi devient alors clairement illégale et la banque libanaise sera tenue de l’appliquer.
Par rapport aux retraits d’espèces, des règles claires et uniformes organisent aussi les retraits en devises étrangères. Les plafonds sont graduels et proportionnels à la valeur des dépôts.
À première vue, le contrôle des capitaux a donc un rôle constructif et même indispensable dans les conditions économiques difficiles que vit notre pays. A priori, fort du soutien du FMI qui paraît l’exiger avec insistance durant les négociations, le Fonds ne tarde pas à dévoiler son vrai visage à travers son rapport sur le projet qui lui est présenté par le gouvernement (préparé par la classe politique) : un bon nombre de mesures d’une grande sévérité et d’autres impossibles à réaliser sont mises en avant.
4. Quelles sont les exigences du FMI concernant la loi qui devrait être adoptée dans le contexte économique libanais ? Et quels sont les commentaires du Fonds sur le projet de loi soumis par l’équipe gouvernementale libanaise ?
a) Le FMI exige d’abord l’insertion de certaines mesures logiques et assez bénéfiques pour la bonne application pratique de la loi :
i. L’imposition de restrictions aux opérations de change et aux retraits d’espèces ou de dépôts en devises étrangères et locales ; mesures pouvant être bénéfiques pour notre écosystème comme souligné ci-dessus. Le FMI va encore plus loin pour suggérer ces restrictions sur les retraits en livres libanaises aussi afin de diminuer la pression sur les opérations de change sur le marché parallèle. Aussi, le Fonds demande des clarifications sur le contrôle de change proposé ;
ii. La nécessité d’accorder le pouvoir au gouvernement et/ou à la Banque centrale de prévoir des exemptions pour promouvoir une application souple et pratique de la loi. En effet, si des exemptions se révèlent nécessaires en cours d’application, il est important de pouvoir les créer sans nécessairement réunir le Parlement tout entier, surtout avec le deadlock politique dont nous témoignons ;
iii. La nécessité de déléguer à une autorité particulière le pouvoir de contrôler la bonne application de la loi. Le rôle accordé à la commission de contrôle des banques de recevoir les plaintes des déposants en cas d’application irrégulière ou abusive de la loi est, selon le Fonds, insuffisant. L’autorité concernée devrait pouvoir collecter les données nécessaires pour opérer son contrôle, étroitement surveiller l’état de liquidité de chacune des banques, le comportement des différents acteurs de l’économie à l’égard de la loi et les tentatives de contournement. Elle devrait aussi pouvoir sanctionner toute application irrégulière ou abusive de cette loi ;
iv. Les exigences documentaires nécessaires à l’exécution des opérations concernées par le contrôle des capitaux ne sont pas claires et gagneraient à être précisées davantage ;
v. Le mécanisme instauré pour assurer la traçabilité des dépôts survenus nouvellement (après le début du « bank run ») de l’étranger (« fresh money »), et dont les déposants ont la libre disposition, semble compliqué et flou pour le FMI (bien que la Banque centrale ait émis un certain nombre de circulaires en ce sens pour assurer cette traçabilité) et crée selon lui des risques de contournement de la loi ; et enfin
vi. La « sunset clause » du projet qui prévoit un délai de deux ans pour l’imposition de ces mesures ouvrirait la voie à la spéculation et entacherait la crédibilité des autorités libanaises s’il apparaissait que le délai devait être prolongé. Il faudrait, selon le Fonds, plutôt déléguer au gouvernement le pouvoir de soumettre au Parlement chaque 6 mois ou 1 an un rapport sur l’évolution de la situation bancaire et financière et la possibilité ou pas de relâcher certaines mesures.
b) Mais les recommandations du Fonds ne tardent pas à devenir sévères et impossibles à concrétiser dans l’état actuel du pays :
i. L’unification des taux de change couplée à un contrôle des changes, c’est-à-dire en pratique l’arrêt de l’indexation du taux de la livre libanaise par rapport au dollar pour que le taux devienne celui du marché parallèle. Avant l’instauration des réformes nécessaires au rétablissement de la balance des paiements et à la stabilisation du taux de change, cette mesure confrontera à notre avis des difficultés pratiques et aura des répercussions dangereuses sur l’économie du pays.
En effet, le taux dégringolera vite et beaucoup plus que ce que l’on voit aujourd’hui. Par exemple, toutes les dettes que l’on peut encore payer à 1 500 ne deviendront payables qu’au nouveau taux et la demande pour la livre libanaise diminuera beaucoup.
ii. La nécessité d’englober et de réguler tous les flux de capitaux entre résidents et non-résidents ainsi que les flux de change entre résidents, y compris entre autres les paiements dans le système bancaire libanais et entre comptes bancaires étrangers. Ceci n’est pas sans paralyser l’activité bancaire et monétaire, bien plus qu’elle ne l’est à présent. Le but du contrôle des capitaux était plutôt d’empêcher la sortie massive des liquidités du secteur bancaire lui-même ; et
iii. L’imposition de l’obligation de rapatrier les revenus des résidents en devises étrangères au système bancaire libanais dans un certain délai et de convertir tout ou partie de ces revenus rapatriés en monnaie libanaise dans le marché de change libanais. Cette mesure est non seulement choquante et injuste à l’égard des résidents, mais elle créera aussi une pression importante sur la livre libanaise et alourdira substantiellement les effets de la crise économique sur le peuple libanais.
Malgré le fait que certaines propositions et critiques sont constructives et utiles à suivre pour l’optimisation du projet de loi, d’autres sont trop sévères et apparaissent difficiles à instaurer dans le contexte socio-économique et politique libanais.
Enfin, il est donc clair que la loi sur le contrôle des capitaux, si correctement instaurée, est nécessaire et aurait pour effet d’assurer la sécurité des transactions et l’ordre social en organisant de près et de façon uniforme les flux de capitaux et les opérations de change. De même, elle mettrait fin à l’instabilité judiciaire en instaurant des règles claires et précises.
Il reste que le FMI qui la revendique aussi, avant de fournir toute aide financière, demande l’établissement entre autres de mesures difficiles d’application dans le contexte libanais. Cette conception de l’univers libanais et du contrôle des capitaux que dévoilent les représentants du Fonds amène à s’interroger sur les possibilités de succès de leurs négociations avec l’équipe gouvernementale libanaise.
Avocat à la cour
Membre des barreaux de Beyrouth et de New York
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09 h 29, le 30 juillet 2020