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Idées - Point de vue

Chronique d’un retour impossible

Chronique d’un retour impossible

L’aéroport de Beyrouth au début des années 1990. Archives personnelles de l’auteur

À la question : « Voudrais-tu écrire un récit sur la révolution du 17 octobre ? » qu’un éditeur français m’a posée deux semaines après le début du soulèvement, j’ai répondu non. Pourtant, il ne m’avait pas fallu deux jours pour prendre un billet pour Beyrouth et rompre ma promesse de ne plus jamais y retourner. La parole se libérait enfin et je ressentais le besoin de participer à l’événement. D’écrire dessus, de transmettre l’exaltation du moment (voir L’OLJ du 26/10/2019). Même si je croyais dur comme fer en ce mouvement, certains signes m’avaient laissé un goût amer dans la bouche. Je me souviens encore des mots du chauffeur de taxi qui me raccompagnait à l’aéroport pour rentrer à Paris : « Le Hezbollah, les musulmans, ils ne sont pas comme nous. S’il faut qu’on sorte les armes, on les sortira, ce n’est pas un problème. La dernière fois, dans un de leurs quartiers, il y en a un qui a craché sur ma voiture. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de le tuer. »

Je n’ai cessé depuis mon retour en France d’être tourmenté par ces sentiments ambivalents. Se laisser envahir par ses émotions pour mieux les retranscrire devrait être la définition de mon travail, mais mes émotions m’ont figé. Elles m’empêchaient de m’exprimer publiquement, sous quelque forme que ce soit, sur ce que traverse le Liban. Le silence me semblait être la parole la plus juste à prendre. Certains de mes compatriotes luttaient d’arrache-pied pour maintenir le cap de la « thaoura » face aux partis politiques ancestraux qui avaient repris du poil de la bête. Ils slalomaient et slaloment toujours entre ces machines de guerre pour défendre leur idée du Liban. Moi, je n’étais plus sur place, je n’avais donc plus rien à dire. Je passais la moitié de mes journées rivé derrière les écrans. Pendant des journées entières, je ne décrochais pas des articles de journaux, des réseaux sociaux et des talk-shows. Face à mon mutisme, je me suis posé la question de retourner au Liban. Si de loin je me sentais inutile, alors il fallait se rapprocher. Mais était-il vraiment envisageable de rentrer au pays ? J’ai envisagé différentes options : ne revenir que pour les vacances et profiter des beautés de la nature ; ne plus jamais y mettre un pied, convaincu que ce pays est définitivement perdu ; retourner travailler dans un journal et/ou devenir professeur d’écriture à l’université.

À chaque fois, je m’imaginais vivre la même scène que Tarek dans Terra Incognita de Ghassan Salhab, sorti en 2001 et dont les dialogues sont cruellement d’actualité. Tarek est au bar avec ses anciens amis qui le taquinent à propos de son retour au pays. S’engage une conversation. L’un de ces amis lui dit : « Il y a mille raisons de foutre le camp d’ici, crois-moi. » Une autre de rétorquer : « Je peux t’en donner mille pour rester. » Après deux autres répliques, Tarek prend la parole : « Qu’il y ait une ou deux millions de raisons, je sais qu’il fallait que je revienne… » Une jeune femme adossée au bar, fumant sa cigarette, le coupe : « Écoute, mon cher Tarek, c’est normal que tu aies eu la nostalgie. Il y a ta famille, tes amis, les filles, la bonne bouffe, la montagne, la mer, le soleil. Mais permets-moi de te dire que c’est à chier. Tu as eu le temps de savoir que ce monde est plus vaste que nos 10 000 km² et nos 18 communautés… Et toute cette région… Jésus, Mohammad, Moïse et tout le tintouin… »

Depuis le début de la crise économique qui s’abat sur le pays, j’essaie d’échanger quotidiennement avec mes amis. Je les écoute, je prends note, je rends service quand je peux. Je réalise la chance que j’ai d’être un privilégié, de pouvoir vivre ailleurs, d’avoir un second passeport, de l’eau et de l’électricité à souhait, de pouvoir m’acheter une tisane, une paire de baskets ou un bon fromage. Myriam, une amie et ancienne collègue, me raconte parfois ses déboires en me précisant toujours : « Et je suis la mieux lotie dans ce pays. » Elle, dont le CV lui permettrait de diriger n’importe quel centre d’art ou festival de cinéma en France ou ailleurs, se retrouve à devoir s’inscrire en master de com/marketing dans une école parisienne, au milieu d’étudiants bien plus jeunes. Elle, qui a déjà travaillé au Liban, en Italie, en Arabie saoudite sur des projets plus grands les uns que les autres, qui parle l’espagnol, l’italien, le français, l’anglais et l’arabe, me dit : « L’essentiel, c’est d’obtenir un second passeport. Je me fous du reste ! » Elle me raconte aussi le quotidien de son compagnon qui tient un cabinet médical : « Il a mis une annonce à 17 heures pour un poste vacant de secrétaire dans sa clinique. En six heures, il a reçu 175 mails et CV. Que des diplômés en ingénierie, médecine, économie... »

Lorsque j’échange avec Myriam ou d’autres amis, je réalise que ma réalité n’a rien à voir avec la leur. Mais qu’est-ce que la réalité ? La leur ou la mienne ? Est-ce que la situation au Liban peut être considérée comme normale ? Et comment peut-on encore se dire libanais lorsque l’on ne vit pas cette crise de plein fouet ? Que l’on ne connaît pas la faim ni le manque d’électricité ni les restrictions bancaires ? N’est-ce pas cela être libanais aujourd’hui? La question de l’identité omet souvent le facteur social, mais n’est-ce pas celui-ci qui la rassemble, l’unit et la définit? Et si c’est le cas, les politiciens qui gouvernent ce pays sont-ils vraiment encore libanais ? Nabih Berry? Walid Joumblatt ? Hassan Nasrallah ? Que reste-t-il à ces hommes de libanais mis à part cette définition ancestrale qu’ils ont basée sur le communautarisme, le paternalisme et le pouvoir des armes et de l’argent? La libanité ne se définirait-elle pas désormais à travers la difficulté de subvenir, jour après jour, à ses besoins ?

En ressassant mes interrogations, l’idée de retour me semble impossible. Je ne compte plus le nombre d’amis qui me répètent : « Tu es fou, reste où tu es ! Ne viens même pas pour quelques jours. » Seulement, comment agir de loin? La diaspora a souvent joué un rôle dans les changements politiques des pays d’émigration. Les exemples ne manquent pas. Les Grecs émigrés ont financé en partie le mouvement d’indépendance de la Grèce durant les années 1830 ; les « Hua Qiao » ont participé activement à l’instauration de la République chinoise de 1911. De la lutte contre l’Empire ottoman ou la France jusqu’aux efforts acharnés d’arrêter les affrontements durant la guerre civile, la diaspora libanaise a toujours eu un rôle décisif dans l’histoire du Liban. Mais que faire si les milliers d’euros manquent sur mon compte en banque pour soutenir l’économie du pays ? Écouter ? Lire ? Écrire ? Et quoi écrire ? Écrire sur les événements sans y être, c’est impossible, sauf si c’est pour pondre un récit facile que je jetterais le lendemain.

Au lieu de cela, je me suis penché sur la question des disparus, des massacres non élucidés et en filigrane de ce projet de roman sur le parcours de Walid Joumblatt. Lors de mes recherches, je suis tombé sur une interview de « Walid beik », publiée parmi les nombreuses pages de photos de femmes dénudées, en juillet 1984, dans la revue érotique Playboy. À la question du journaliste : « Êtes-vous un seigneur de guerre ? » il avait répondu : « Oui (…) ainsi que tous les chefs de clan. » Le reporter lui avait alors demandé : « Donc, lorsque vous siégez pour discuter avec le président, c’est comme lorsque, à l’époque féodale, les seigneurs de guerre se rencontraient. Est-ce vraiment ainsi que vous vous traitez entre vous ? » Et Joumblatt de rétorquer : « Oui, comme les féodaux, ou des parrains mafiosi, quelque chose du même genre. Au Liban, on vit encore au Moyen Âge. Bien que nous ayons un vernis de civilisation, au fond nous vivons toujours à l’époque médiévale. » Les parrains mafiosi dont il parle sont, à quelques exceptions près, encore à la tête de ce pays. Détruire un système mafieux, cela prend des années, voire des décennies. Il n’y a qu’à regarder en Sicile combien il renaît toujours de ses cendres. Mais roman après roman, film après film, procès après procès, son « ignobilité » se dévoile aux yeux du monde. Et lorsque je vois, je lis, j’entends les avocats, les activistes et les citoyens libanais continuer à se battre sans relâche, je ne perds pas espoir. Certes, ils sont minoritaires, ceux qui ne sont pas inféodés à tel ou tel leader, et leur parole est trop souvent étouffée, mais ils poursuivent malgré tout.

À observer de loin ce moment de l’histoire du Liban, la vie a l’air inhumaine, et elle l’est. On ne peut pas imaginer un instant ce que c’est que de vivre dans ces conditions, et pour la plupart de ses citoyens, ce Liban n’est pas un choix, ni une terre lointaine, mais leur réalité, une réalité impossible à endurer. Certains parviennent à obtenir un visa et à quitter le pays comme tant d’autres avant eux, avec, peut-être, une différence de taille. Lors d’entretiens avec mes parents et des Libanais de leur génération, tous m’expliquaient qu’ils avaient quitté le pays dans les années 1970 ou 1980 avec une seule idée en tête : retourner y vivre un jour. Cette fois, les exilés le quittent généralement pour de bon, avec la volonté de se construire ailleurs et de ne plus jamais revenir.

Par Sabyl GHOUSSOUB

Écrivain. Va publier « Beyrouth entre parenthèses » (L’Antilope, août 2020).

À la question : « Voudrais-tu écrire un récit sur la révolution du 17 octobre ? » qu’un éditeur français m’a posée deux semaines après le début du soulèvement, j’ai répondu non. Pourtant, il ne m’avait pas fallu deux jours pour prendre un billet pour Beyrouth et rompre ma promesse de ne plus jamais y retourner. La parole se libérait enfin et je ressentais le...

commentaires (3)

Bien ecrit! Belle documentation aussi!!!!

Massabki Alice

12 h 23, le 19 juillet 2020

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Commentaires (3)

  • Bien ecrit! Belle documentation aussi!!!!

    Massabki Alice

    12 h 23, le 19 juillet 2020

  • IL Y A LE PARADIS OU LDE BORDE. ON EST DANS LE SECOND AVEC UNE PATRONNE INCOMPETENTE A LE GERER ET QUI A SEME EN PLUS LE CHAOS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 16, le 19 juillet 2020

  • Il y a des libanais qui ont choisi de rester malgré tout par patriotisme et pour résister, mais de ceux-là personne n’en parle. Il y a aussi ceux à qui ils ont bloqué leur argent et qui sont pris en otage. Ceux qui ont été rapatriés fautes d’argent pour payer leur scolarité et leurs frais au quotidien qui se sont trouvés quadruplés vu la fluctuation du cours du dollars. Mais les pilleurs sont toujours en place et se déplacent en jets privés, bouffent à tous les râteliers, s’éclairent même la nuit pour éviter les cauchemars et ne boivent pas l’eau du robinet puisque impropre à la consommation et tout ça aux frais de la princesse et des pauvres libanais qui ont trimé pour mettre quelques pécules de côté pour les mauvais jours.

    Sissi zayyat

    12 h 55, le 18 juillet 2020

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