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Nos Lecteurs ont la Parole

À tous les inconscients, les doux rêveurs, les mordus de la transmission

Je suis bien incapable de répondre à ma fille qui, quand elle me voit suer sur mes préparations et mes copies, crie consternée : « Mais qu’est-ce qui t’a pris d’être prof, maman ? » J’étais pourtant promise à ce qu’on appelle « un brillant avenir. » Que te répondre, ma fille chérie, que comme presque tout dans la vie, c’est une histoire de hasard… Et que, d’abord, je n’ai jamais eu de « vocation » !

Pour susciter des vocations, il y a bien des héros, soldats, médecins, policiers, explorateurs… Des héros profs, point.

Rares sont les personnes mises en scène par la littérature ou le cinéma, capables de faire rêver. Le prof dans l’imaginaire public n’est plus jamais un héros. Mais à bien y réfléchir, j’étais prof depuis toujours, depuis que, enfant, je tenais en haleine mes parents et mes camarades en dévidant des histoires que je tirais je ne sais d’où ; depuis que, scandalisée par l’injustice du haut de mes dix ans, j’avais soutenu et protégé un camarade pauvre et mal soigné qui était la risée des autres. J’étais sans doute déjà prof quand une institutrice écrivait sur mon bulletin trimestriel « Rigoureuse, aime aider les autres ». Prof de lettres donc. Qu’aurais-je pu devenir sans les livres et la joie de les partager ?

Je n’ai ainsi jamais perdu de vue pourquoi je suis devenue professeure de lettres françaises ; pour transmettre une langue, un patrimoine, une culture.

L’éducation de nos jours coûte cher. Et de jongler avec des chiffres imparables, des équations irréfutables, nombre de classes par niveau, nombre d’élèves par prof. Le tour de passe-passe est complet, la poudre aux yeux du grand public en est jetée. Ces derniers temps, une thèse s’est ainsi fait jour, parée de toute la rigueur scientifique nécessaire pour clouer le bec aux plus sceptiques : « Il y a un manque d’élèves et trop de profs ! »

Admettons que l’efficacité d’une institution destinée à produire de l’intelligence puisse se mesurer en chiffres, de la même façon que l’efficacité d’une usine se mesure à la quantité d’objets produite puis écoulée. Admettons que le système pourrait fonctionner mieux, c’est une évidence. « Mieux », est-ce à dire « avec moins » ?

Dans l’air vibrant de juin, chargé de soleil et de nuages, voici venu le couronnement de leur année scolaire : licenciement de masse.

L’enseignement est une cure de jouvence, c’est aussi un bain de réel. On dit pourtant que le prof vit dans une bulle, lui qui n’a jamais quitté l’école.

J’en veux parfois à mes pairs, il leur arrive d’être lâches, égoïstes, imparfaits. Ils sont surtout très fatigués d’exercer le plus beau métier du monde, qui n’est plus si beau ni à leurs yeux ni aux yeux de personne. Ils ont le défaut majeur d’être humains, de continuer à tirer la charrue dans la glèbe épaissie. Mais en réalité, le plus souvent, je les admire. Collègues qui officient, qui ont choisi la voie la moins glorieuse mais la plus noble, tous ceux que je croise et que j’ai croisés, auprès de qui j’ai appris et j’apprends toujours cette délicate industrie de polir des esprits. Ces pédagogues aiment leur discipline avec passion. Leurs victoires ne se chiffrent jamais, leur efficacité demeure ignorée. Chaque jour, ils expliquent et réexpliquent, patiemment, ils provoquent, ils questionnent, titillent, ils ouvrent des brèches dans les esprits, ils imposent des tâches, guident des plumes maladroites, font faire, défaire et refaire des raisonnements, coupent des cheveux en quatre pour l’amour du travail bien fait.

J’espère bien que la grande révolution aura lieu. Ou, à défaut, je ne désespère pas de trouver une île déserte où me retirer avec ma famille et quelques bons bouquins.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Je suis bien incapable de répondre à ma fille qui, quand elle me voit suer sur mes préparations et mes copies, crie consternée : « Mais qu’est-ce qui t’a pris d’être prof, maman ? » J’étais pourtant promise à ce qu’on appelle « un brillant avenir. » Que te répondre, ma fille chérie, que comme presque tout dans la vie, c’est une histoire de...

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